lieux : Chambourcy (78) près de Paris puis Taverny (95)

logements : immeubles longs et parallélépipédiques de 5 à 7 étages, des HLM améliorées sur une colline encore boisée. après le déménagement : petits pavillons en série

De mai 1968 j'ai la vision d'un tabouret. Un tabouret sur un balcon. Un balcon de pavillon. Et une attente immense sur le tabouret sur le balcon du nouveau pavillon que nous habitons. Ou plutôt que nous devrions habiter si les déménageurs arrivent. Ça semble pas gagné. Mes parents, s'ils ne sont pas déjà en train de s'engueuler, sont tendus à l'extrême, A l'excitation joyeuse du Enfin ça y est a succédé, Mais ces déménageurs, ils n'arriveront donc jamais.. Mes parents me disent ni "putains de", ni "connards" car ils sont bien élevés (très). Je suppose vu d'à présent qu'il s'agissait d'un problème dû à la pénurie d'essence de ces mois-là.

J'ai peur qu'entre mon papa et ma maman une fois de plus ça dégénère. Alors je me fais toute petite, sage et immobile, sur le tabouret sur le balcon où je me suis mise (à moins qu'on m'ait posée là histoire que je ne sois pas "dans les pattes") pour guetter l'arrivée (du camion). Qu'ils arrivent et qu'on m'oublie.

La nouvelle maison mes parents en rêvaient, on est venus dimanche après dimanche surveiller le chantier (1) ils se tueront à la payer, mon père ira jusqu'à cumuler deux journées de travail par jour pour y arriver (il ne voulait pas que ma mère reprenne le travail une fois qu'ils étaient parents, et à l'époque en France une femme avait besoin d'une autorisation signée de son mari pour pouvoir être salariée). Moi pas tellement, j'étais bien où on était et à l'école je commençais tout juste à m'habituer.

J'y allais par intermittence depuis la rentrée. Fragile de santé, et vivant jusqu'alors plutôt recluse auprès de mes parents, j'y attrapait le moindre petit microbe qui pointait ses quelques virulentes cellules. J'ai donc passé autant de temps dans la salle d'attente du médecin et fiévreuse au lit, que dans la cour de récré. A mes absences s'ajoutaient comme un décalage d'avec mes camarades. Ils parlaient tous français. Moi aussi. Et pourtant peu d'entre eux me comprenaient (2) et parfois leur babillage où leur comportement me laissait perplexe. Je démarre cette année-là ma longue carrière d'extra-terrestre. J'ai l'habitude d'être seule alors à l'époque je n'en souffre pas. C'est un peu comme d'être un explorateur dans un pays encore plus inconnu que l'Italie de mon papa. Au début je me fais taper dessus : je suis pas bien grande, je vois jamais venir, et je ne me défends pas. Après on me fout la paix : je suis pas marrante comme fille à taper, d'abord j'ai pas peur, ensuite je ne pleure pas et enfin j'essaie de discuter et de dire "Mais pourquoi tu fais ça ?". Quand on est parti de Chambourcy, je commençais à m'établir dans un rôle de consultante : on venait me demander quand les maîtresses d'école ou les plus grands avaient dit des mots qu'on ne comprenait pas (3). J'ai vite pigé qu'il ne fallait pas, surtout pas, que je rigole dans ces cas-là même quand c'est trop bête, sinon les autres ça leur donnait envie de me faire mal. D'une façon générale, l'école me déçoit : on n'y apprend pas à lire et je venais pour ça. On nous fait faire des dessins à longueur de journée, ou des découpages ou des petits objets. Je me souviens d'un travail sur une bogue de châtaigne et en plus ça piquait. Je ne vois vraiment pas l'intérêt. Des fois on nous fait un peu compter, mais c'est jusqu'à pas assez. En plus on n'a même pas le droit de parler avec ses voisins. Je comprends très bien qu'il faille se taire quand la maîtresse nous explique quelque chose, mais quand on est en train de se piquer les doigts sur la bogue à dessiner après, ça sert à quoi qu'on se taise (en plus de faire un truc idiot et pas drôle) ? Mes camarades, mêmes incompréhensibles et parfois violents (mais d'autre bizarrement gentils et ça fait presque plus (+) peur : pourquoi le petit garçon, là, est il venu me faire un gros bisou alors qu'on se connaît pas ?), ne m'effraient pas. En revanche, une des femmes de l'établissement, la directrice je crois, ou une institutrice plus âgée me terrorise. Elle me paraît grande (elle ne devait pas, mais j'étais toute petite), est très massive et crie sans arrêt sur tout le monde et des fois sur moi. Je ne trouve aucune logique dans ce qu'il faut faire ou ce qu'il ne faut pas. Je me dis que si ces dames ne sont pas contentes de moi elles le diront à ma maman et que ça la peinera. Je me souviens qu'une fois on m'envoie au coin, mais que je me fais crier dessus très fort parce que je n'y reste pas (j'ignorai qu'il fallait, comme j'ignorai pourquoi on m'avait dit de me mettre là). Et puis surtout ce qui m'échappe c'est qu'on ne peut pas aller faire pipi et caca quand on veut et c'est idiot : au moment de la récré il y a tout le monde en même temps, et puis c'est pas forcément quand on a besoin. Je crois qu'en ce printemps pour les grands historique, où le déménagement me fait quitter ces lieux pas inintéressants mais bordés de grillages et de portes fermées (qu'est-ce que je n'aimais pas ; au point 40 ans plus tard de retrouver sans hésiter où c'était, tant les souvenirs étaient marqués), j'avais enfin réussi à conquérir certains privilèges d'autonomie, l'institutrice intelligente ayant compris que je ne faisais pas de bêtises quand on me laissait faire ce que je voulais et qu'elle gagnait un temps fou en ne s'offusquant pas de mes frasques. Je n'incitais personne à me suivre et les autres me trouvaient (sans doute ?) trop bizarre pour avoir envie de m'imiter; ou que c'était trop risqué parce qu'on se faisait tout le temps gronder. Et puis des fois je les faisais bien rire, comme quand elle demandait : - Dites-moi un mot avec le son "ien" ? Et que je répondais "ouah" (4). Bref, j'avais déjà un fameux problème avec l'autorité. Et celui-là je ne le dois pas à mes parents, que ça rendait perplexe aussi à leur heure. Avec eux, j'obéissais assez parce que j'avais peur de leur faire du chagrin ou qu'à cause de moi après ils se disputent. Mais j'ai toujours été incapable d'obéir juste "parce que c'est comme ça" et que l'autre qui ordonne détient un pouvoir.

Enfin, c'est aussi l'année de la découverte du monde glacé (car froid) de l'hypermarché. Un des premiers de France s'est ouvert en bas de la colline où nous habitons. Et ce monde-là est si étrange. Il y a des grands chariots où le parent nous met comme pour un long tour de manège sauf qu'il faut faire le travail de dire ce qu'il va oublier, alors on ne peut pas complètement s'amuser. En revanche c'est super parce qu'on ne connaît pas les gens et ils se servent soi-même, donc pas besoin de dire "Bonjour madame" en entrant et de devoir être polie quand la commerçante dit des trucs énervants pour faire plaisir à Maman ("Oh comme elle est jolie", "Oh comme elle a grandi", "Elle va à l'école ?", "Comme elle parle bien...") alors que j'ai toujours envie de crier "Mais vous arrêtez de dire des faussetés et puis je suis pas un bébé". Je me souviens des bricks de lait qui avant d'être parallélépipédiques sont en forme de berlingots (les bonbons d'avant) géants. Et puis la consigne pour les bouteilles (de vin ? de limonade ?) en verre. Et que c'était magique parce qu'au lieu de dépenser de l'argent, au petit guichet pour ça, on nous en donnait. Après, ce jour-là, on s'achetait un croissant (5).

Le jeudi dans une camionnette qu'il gare à mesure au bas de chaque immeuble, passe le poissonnier. On lui achète des filets de merlan. Aucun souvenir de si j'aimais ça ou au contraire pas. Juste ce point de repère : merlan, jour sans école. Et que ma mère les passe dans la farine avant de les jeter dans la poêle.

Et ceci : un jour ma mère effectuant nerveusement en voiture un créneau, tape rudement sur le véhicule voisin, c'est très en pente la colline. Ça secoue fort. Je tombe (ou manque de). Je me remets en place sur la banquette arrière (à l'époque ni ceinture de sécurité ni siège enfant) et je commente d'un : - Boum. (6) fataliste et calme ; pince-sans-rire et (presque) serein. Elle rit. Elle va bien (ouf).







(1) et à la réflexion la photo sur le parking qui figure chez Traou date peut-être plutôt de l'hiver 67/68 que du suivant.




(2) Ce qui n'est pas sans me rappeler une certaine histoire de "cinq ans trois quarts".




(3) J'ai ainsi un souvenir très précis d'une fois où j'essaie d'expliquer le mot "pansement" à une petite fille et un petit garçon et que je cherche parmi ceux qui jouent quelqu'un qui en aurait un (souvent, les garçons, qui vivent en shorts en ont aux genoux) mais que je n'en trouve pas (ou pas immédiatement).



(4) Parce que le chien il fait ouah ouah. Notez que ça faisait pas rire tout le monde (hé oui, déjà).




(5) Rétrospectivement je doute que les quelques centimes de la consigne fassent l'équivalent du prix d'un croissant, mais bon.




(6) De nos jours j'aurais dit "Plog" mais Fred Vargas ne devait pas déjà savoir lire non plus, alors écrire, elle en était loin.