Je suis dans les bras de mon grand-père. Le mois de juin rayonne. Nous sommes dans le jardin de la maison que mon père vient d'acheter en banlieue parisienne. Il me regarde et me dit: "Chante, Michèle, chante!" Et je chante. Il est gai, mon grand-père, on dirait que la vie lui sourit, et pourtant, quand on sait, cette vie n'a pas toujours été un long fleuve tranquille.
Il a les joues toutes rondes, mon grand-père, et des poils qui sortent de ses narines.
Il s'appelle Remo, il est italien et mélomane. Il est aussi ébéniste. Quand il a débarqué au début du XXème siècle en France avec son père, c'était un tout jeune homme qui n'avait, pour tout bagage, q'un baluchon avec quelques outils.
Il a trouvé du travail dans le quartier du faubourg Saint-Antoine, puis une femme, parisienne d'adoption, venue de son plateau des Mille Vaches dans le cantal. La Toscane et le ventre de la France qui se rencontrent.
Si je suis fière d'être d'origine italienne, j'ai toujours eu l'impression que mon grand-père ne l'était pas. Les seules concessions faites à son "italienneté" étaient des concessions culinaires: mortadelle, jambon cru et les oignons dont il disait "l'oignon fait la force", ce délicieux jeu de mot dont nous nous gargarisions lorsque j'étais petite.
Il parlait sans accent, écrivait le français sans faute. Il s'était fondu, incorporé, il avait intégré, décortiqué. Il était devenu français jusques au bout des ongles.
Avec ma grand-mère, ils habitaient un petit appartement en location au 24 de la rue Titon, à Paris. Sans salle de bains, mais nanti de toilettes qui représentaient un luxe démesuré. La cuisine était ridiculeusement petite et le garde-manger stockait la nourriture sur l'arrière-cour de l'immeuble.
C'est là qu'ils ont emménagé en 1915 et qu'ils ont élevé leurs quatre enfants.
Dans la salle à manger, il y avait un poële qui brûlait au charbon, qu'on allait chercher à la cave; je me rappelle que c'était interdit d'y aller dans cette cave, parce qu'on remontait noires comme des charbonniers. Pourtant, nous, ma soeur, ma cousine et moi, on adorait ça.
Il avaient aussi un terrain rue du cimetière à Yerres dans l'Essonne. Ils y allaient tout l'été, c'était leur soupape de vapeur, le bouchon de sécurité qui leur permettaient d'affronter Paris le reste de l'année. Mon grand-père y avait bâti des "cabanes": une salle à manger/cuisine, un atelier, une remise à outils, des toilettes de fortune au fond du jardin. On s'éclairait au gaz, ça faisait une dôle de lumière toute jaune.
La pièce que je préférais, c'était la chambre, une tribune de courses hippiques montée sur pilotis qui faisait comme une roulotte. Il y avait installé deux chambres séparée par un demi-mur et il fallait tirer sur de petits fils incrustés dans le mur pour allumer les lampes de chevet. Et puis, sur les lits, il y avait de gros édredons en plumes.
De ce terrain, je n'ai que peu de souvenirs. Je ne sais pas pourquoi, était-ce ma grand-mère qui était trop fatiguée pour nous prendre, ou mes parents qui n'étaient pas "prêteurs" , mais nous n'y séjournions pas. Une petite promenade dominicale, et c'était tout.
Le jardin était beau. Mon grand-père cultivait des légumes, mais il avait aussi le culte de certaines fleurs. Notamment de grosses touffes de pivoines roses et rouges que j'adorais. Avec ma cousine, on y "faisait des aventures". Directement inspirées du Club des Cinq, elle était Annie la peureuse et j'étais Claude le garçon manqué. On visitait le cimetière aussi, en catimini. On adorait les petites pierres de couleur qui ornaient les tombes. Et parfois, je l'avoue, nous en glissions quelques unes dans nos poches, que nous rapportions comme des trésors.
En 1961, je ne jouais pas encore avec ma cousine dans le jardin de mes grands-parents.
Mais j'ai des photos, me montrant avec mon père qui me tend les bras, encarapaçonnée dans une combinaison blanche, j'y marche en criant de bonheur.
Sans doute, les prémices de futures grandes joies.