En 1960 un austère jeune homme de 28 ans, au crâne passablement dégarni, déclare sa flamme empressée à une mince et rougissante jeune fille. Elle n'a que 22 ans mais il l'a vue grandir depuis qu'elle est née, leurs parents étant de proches collègues de travail. L'inverse est moins vrai puisque six ans d'écart, vu depuis un regard d'enfant, c'est autant qu'une génération. Très impressionnant. Le regard de l'un sur l'autre n'était pas équivalent.

Très pragmatique et sûr de son coup, le brillant jeune homme n'attendit pas trois jours pour transformer sa déclaration, acceptée, en demande en mariage. Il aurait bien aimé que ça se fasse dans la quinzaine qui suivait (« pourquoi attendre puisqu'on s'aime ? »), mais la farouche et timide jeune fille avait quand même osé demander un peu plus de temps de réflexion. C'est que... c'était pour toute la vie ! Et tout cela allait si vite...

Trois mois plus tard ils se mariaient. Gaieté un peu triste puisque la jeune épouse venait de perdre sa mère, soit un tiers de ce qui restait de sa famille. Son frère, immuablement âgé de huit ans, était mort alors qu'elle n'avait que quelques mois. Auréolé de cette innocence idéalisée, ce décès précoce avait laissé planer une ombre sinistre sur celle qui resterait à jamais fille unique. Elle n'égalerait jamais ce frère inaccessible et irremplaçable, choyé et sanctifié de son vivant en attendant son trépas. Sa maladie ne se soignait pas, à l'époque.

A 22 ans, celle qui se mariait portait donc déjà deux deuils marquants, mais aussi la charge d'un père sénéscent de soixante-dix ans, perdant la mémoire et ses facultés mentales. Sans parler de la grand-mère acariâtre et aveugle, qui constituait le troisième élément de cette lignée restreinte. Toute sa famille de limitait désormais à ces deux vieillards.

Un jeune homme sérieux, plus âgé qu'elle, ne pouvait être qu'un soutien efficace face à ces trop lourdes responsabilités...

Le besoin de vie était très puissant pour celle qui avait toujours souffert de sa solitude parmi un entourage de vieux. Son rêve unique était d'être mère de nombreux enfants, et de les aimer sans limite. Depuis qu'elle avait été en âge de jouer à la poupée elle imaginait déjà ses futurs enfants. A douze ans elle prévoyait que le premier serait un garçon, et il s'appellerait Pierre.

En se mariant alors que sa mère venait de mourir, le besoin de transmettre la vie n'en devenait que plus impérieux. Deux semaines après son mariage elle était enceinte, tandis que sa grand-mère mourrait. Mes premières cellules commençaient leur division...