samedi 24 février 2007

1969

L'hiver, il neige. C'était une époque où il y avait encore des saisons.

Nous sortons et nous promenons.

Marche lente, toujours. Petites allées arborées, le long de fausses rivières, peuplées de vraies canards et vraies carpes. Les adultes emmènent du pain rassis pour que la petite Antagonisme puisse donner du pain aux canards. Six regards suivent des yeux ses mouvements et commentent gestes et expressions.

Six : maman, papa, papi, mamie, et les deux tatas.

La petite Antagonisme est heureuse. Forcément. Elle habite au Paradis et elle ne le sait pas. On ne le sait que quand on en sort. Elle n'en est pas sortie.

Ce monde clos, refermé sur lui-même, est chaud et sécurisant. Elle ignore qu'elle n'a le droit de rien faire : pas en âge de vouloir faire quoi que ce soit. Tous ceux qui la regardent l'aiment. Elle n'a déçu, blessé, contrarié personne. Dès qu'elle parle, on se récrie. Antagonisme s'aime bien puisque tout le monde l'aime. Son univers rétréci est confortable comme une pantoufle ou comme une couette tiède.

L'été, tout le monde va à la campagne.

C'est la vraie campagne, avec de la bouse de vache, des lavandières à la rivière, du lait dans des pots à lait qui font un bruit de ferraille.

Antagonisme, toute jolie dans des robes à fleurs de la petite maison de couture du XVIème de Mamie (elle est gentille, Mamie, elle achète toutes les robes de la petite fille pour éviter à maman d'avoir à le faire), monte et descend la rue principale du village, aux côtés de papi ou d'une des tatas ou de mamie (on laisse maman se reposer en banlieue ouest). Tartines de pains beurrées saupoudrées de cacao, tartes aux pommes, tartes au sucre.

Toujours le bonheur.

samedi 10 février 2007

1967

Une série de photos en noir et blanc prises par un photographe montre l'enfant et la mère se regardant dans les yeux et se souriant. Je ne savais pas que l'on pouvait sourire si jeune.

Cela prouve que j'ai souri à ma mère au moins une fois.

J'essaie de trouver une signification à cette photo et je cède à l'amertume. Décidons d'être positif. Elle a du être contente. Je devais l'être aussi, même si je préférerais dramatiser la situation et prétendre avoir deviné la catastrophe dès ma naissance. Mais il n'en n'est rien, je n'ai rien deviné et je souris à ma mère. Les médecins avaient dit qu'elle n'aurait pas d'enfants. Obéir, elle n'aime pas. Elle aura des enfants. Elle est née en même temps que moi, c'est-à-dire qu'est né ce jour-là ce qu'elle n'a ensuite plus jamais cessé d'être, une mère, car je ne peux la voir, hélas, que comme une mère, obsédée par sa maternité, par ses enfants, par son rapport à eux.

Elle m'a raconté que j'étais jolie.

Les gens l'arrêtaient dans la rue pour m'admirer.

Etait-ce l'époque ou une exagération?

Toute la famille s'arrête de vivre pour me regarder. Je vis dans un univers clos, rose, laineux, avec des rubans, des dentelles, du silence, des siestes durant lesquelles on chuchote, des réveils de princesse, des promenades lentes, hiératiques, en landau, dans les allées de la petite ville de la banlieue ouest où habitent mes parents. On s'occupe merveilleusement de moi. Je dors le temps qu'il faut, je mange les quantités appropriées, je me développe parfaitement.

Je ne devrais pas me plaindre.

Se peut-il qu'il y ait une faille dans tout ce rose, ce soin, cette attention, ces rubans et ces pompons?