lieux : Taverny (95)

logements : petits pavillons en série

Je crois me souvenir, malgré le bonheur d'avoir une chambre à soi (1) d'un long blues du printemps 68 jusqu'aux vacances d'été : pas d'école, pas (encore) d'amis de voisinage, et même si le jardin me paraît immense et que je suis capable de jouer des heures seule en m'inventant des histoires ou à des peluches ou à des poupées, c'est trop de solitude. Et puis cette maison, les parents en parlaient depuis si longtemps que confusément, j'avais attendu d'eux un bonheur immédiat. Or ce n'est pas exactement le cas. Mon père dit "Il y a des malfaçons". Il est en colère assez souvent. Ma mère s'active sans arrêt, tout est à installer, pas de temps pour moi. Comme ils ne m'ont pas consultée dans la décision de déménager (2), je me sens en trop. Ma mère est très fatiguée. Plus loin dans l'année, elle attendra un bébé. Je crois que mes parents m'ont prévenue assez tard, à moins que ça ne soit moi qui ai posé une question fort précise, sans doute après quelque conversation instructive de cour de récréation (Elle a un gros ventre ta maman). La nouvelle est pour moi bonne : enfin quelqu'un pour jouer. N'ayant aucune souvenance d'avoir été vraiment plus bébé que je ne le suis, j'étais un peu moins grande, je parlais un peu moins bien, on m'obligeait moins à manger de tout, j'imagine que je serais aussitôt dotée d'un(e) partenaire opérationnel(le) quoique d'un format plus réduit. Douce illusion !

C'est la dernière année de maternelle. Arrivée un peu en retard le premier matin, les horaires étant sans doute un brin différents de là où l'on venait, je me glisse dans une file d'attente, docilement et plutôt satisfaite de voir que je ne suis pas des plus petites. Evidemment ce n'était pas la bonne. On me raccompagne dans ma vraie classe, l'une de deux en préfabriqués au bout de la cour et je me retrouve chez les grands la plus grande des petites. Très vite je m'y plais assez, m'entends bien avec la maîtresse, madame Capar (3) et puis moins : elle ne veut toujours pas nous apprendre à lire. J'en ai trop marre de ne pas savoir, pigé que le truc tout rond qui fait comme la bouche quand on le prononce est un o, repéré le i, quelques bricoles. Mais il me manque le liant. Et je n'ai ni grand frère ni grande soeur pour m'expliquer. Les parents refusent, obstinés "Pour l'an prochain ça va t'embrouiller" de même qu'ils me refuseront l'accès à l'italien (que j'avoue réclamer moins, sauf l'été quand je suis embarrassée pour jouer avec mes cousin(e)s). Ils sont de la génération pour laquelle l'école c'est sacré, les professeurs savent, pas les parents, et il ne faut pas mélanger le français. La maîtresse me dit elle aussi, L'an prochain. Elle me confie comme un secret qu'elle nous suivra au CP. Ben justement, alors puisqu'elle est assez grande pour être une maîtresse de grande école, pourquoi elle nous expliquerait pas un peu, déjà. Un jour elle commet l'erreur de me promettre un brin d'explication (peut-être l'écriture de nos noms de famille en plus de nos prénoms) quand l'ensemble de la classe aura fini certains coloriages. A la récré (ou un soir ?), j'embarque les feuilles, histoire de dire ça y est. Bien sûr elles sont vite retrouvées, moi grondée, et personne ne comprendra ce qui m'a pris là.

Je me fais rapidement trois copains, Jean-François L. dont je serais très vite l'amoureuse attitrée et de façon très stable (et très chaste) jusqu'à la fin du CM2, Philippe L. le caïd du quartier mais qui moi m'a à la bonne - parce que je n'ai pas peur de lui et que je ne suis pas une de ces mijorées qui pleurnichent pour un rien et lui attirent des ennuis - et Jean-Mi mon voisin de quartier, une très très grande très très longue amitié, mais pour l'instant qu'est-ce qu'on en sait. Grâce à lui j'apprendrais que la différence entre un garçon et une fille c'est pas juste qu'on oblige ces dernières à mettre des robes et des blouses pas pratiques parce qu'après dès qu'elles bougent on voit leur culotte et que tout le monde fait des chichis avec ça. Je ne comprends ni l'intérêt des robes ni le pourquoi des simagrées. Je pense qu'on met des robes parce que ça coûte moins cher et que ça salit moins. Mais alors pourquoi pas des shorts comme les garçons l'été ? Et puis les collants de laine, l'hiver, quand on tombe ils sont troués, alors ça coûte aussi ...

En tout cas je suis contente qu'on ne m'ait pas collé de boucles d'oreilles parce que ça a l'air compliqué d'en porter et ça doit faire rudement mal quand on les met. Et puis c'était des raclées (parentales) celles qui en avaient si elles les perdaient (même seulement une).

Bizarrement pas trop de souvenirs des filles, je crois que je les trouve un peu bébés, et chuchoteuses et compliquées. Moi, je préfère cavaler. En tout cas quand je suis en forme.

Parce que quand même, ma santé et moi on reste un peu fâchées, mais moins qu'avant (je crois me rappeler). On m'a souvent redit après que j'avais trouvé moyen de faire une splendide rubéole au moment le plus dangereux pour le futur bébé de ma maman. Aucun souvenir de la maladie-même, mais de l'infirmière qui venait à elle lui faire des piqures afin qu'elle n'attrape pas ma maladie à moi, si. De l'inquiétude de mes parents, malgré qu'ils tentaient de me rassurer. De mon sentiment de culpabilité (à cause de moi on fait du mal à ma maman et peut-être le bébé sera malade) impuissante (c'est pas ma faute, j'ai pas fait exprès, la maladie c'est à l'école des copains qui l'avaient).

N'empêche au bout d'un an, c'est Taverny qui est chez moi. Et l'autre ville s'oublie.

(1) dans l'appartement qui précédait j'habitais un renfoncement qui faisait salon, séparé de la salle à manger par un rideau qu'on tirait. (2) J'aurais dit non, assurément. J'ai très tôt supporté très mal de n'être pas considérée comme un être humain à part entière, hors en ce temps-là, les gosses devaient suivre, punto basta. (3) aucune idée de l'orthographe réelle de son nom.