lieu(x) d'habitation : Taverny (95) logements : petits pavillons en série

L'année de 4ème est pour moi une année d'heureux épanouissement. On nous rajoute des matières, essentiellement des langues et j'ai soif d'apprendre ça. L'anglais que j'aborde en seconde langue est une libération, pas autant que plus petite l'apprentissage de la lecture mais quelque chose de cet ordre quand même : j'avais pigé que dans le monde d'aujourd'hui d'alors c'était un savoir dont on ne pouvait se passer. Comme pour la lecture ça me fait l'effet d'un voile qu'on déchire ou qu'on ôte d'un seul coup de quelque chose qui était masqué (je pense à l'inauguration d'une statue au début d'un Chaplin). L'impression de retrouver un pays perdu. Et que tout devient accessible de ce qui était auparavant sous clef. Le latin se fait davantage désirer. J'ai pigé que l'effort de départ, toutes ces déclinaisons serait récompensé par un accès. Alors je m'y applique mais je ne me sens pas très bonne, sauf en versions que je traite à voix haute en imaginant un sens à partir de l'italien.

Notre classe de 4ème est très hétérogène : ont été regroupés des très bons élèves qui comme moi "font" plein de langues et ceux qui au contraire n'en font qu'une seule : anglais renforcé précisément parce qu'ils peinent. L'ensemble me ravit parce que les moins bons sont les plus vivants, les gens trop sages déjà m'ennuient. Je crois qu'hélas très peu profiteront du mélange parmi eux, qu'au contraire écœurés par l'apparente facilité ou au contraire le côté trop bosseurs (et donc des vies peu enviables) des "bons" beaucoup décrocheront. N'empêche que j'en garde le souvenir d'une année joyeuse. Sans doute pas pour les profs.

C'est l'année d'un échange avec l'Allemagne alors encore de l'Ouest comme on pratiquait en ce temps-là. Ma mère fait la grimace : recevoir un jeune teuton pendant une quinzaine va lui apporter un surcroît de travail ; sans doute aussi raviver de mauvais souvenirs - pendant la guerre une pièce de leur maison était réquisitionnée à l'hébergement d'un soldat occupant - mais le black-out sur la guerre a été si fort de la part de ma mère (1) qu'alors je n'en savais rien. J'ignore pour quelle raison, mon goût pour le foot peut-être, nous nous retrouvons à accueillir un garçon (2). Mon père se montre sympathique et oublie de jouer les tyrans. Je m'entends plutôt bien avec notre invité même si une différence d'âge renforcée par mon évolution lente nous place dans une relation de gamine à aîné. Il a lui-même un pote Ugo Bolten qui fait partie de ces grands redoublants qui sont très jeunes trop âgés pour le système scolaire et du coup échouent à y avancer tout en menant déjà une vie de jeune adulte par ailleurs. Celui-ci est musicien et qui venant rendre visite chez nous à son ami Uwe découvre notre vieux piano avec des étincelles dans les yeux. Il viendra et reviendra jouer avec une impressionnante énergie juvéniles jazz classiques, ragtimes et autres boogies-woogies. J'ai encore en mémoire son Mapple Leaf Rag. C'est de la joie dans cette maison souvent triste dans laquelle les adultes ne s'entendent pas. Mais le visiteur a induit une trêve et son ami musicien fait danser les murs. La bouffée de bonheur m'est encore palpable près de quarante ans plus tard.

Après le départ des Allemands, il faudra faire venir l'accordeur. Et ça repartira les engueulades d'argent (3). Seulement de même qu'avec la présence quelques temps de ma cousine Anne lors de mes débuts au collège, la période sans cris m'aura permis d'entrevoir un coin de ciel bleu, qu'une autre vie est possible. Je n'en suis pas encore à prendre conscience que la situation est anormale, me croyant privilégiée : mon père n'est jamais ivre et ne frappe personne. Et par rapport à plein de mes copains, c'est beaucoup chance. "Il est gentil, ton père, au moins". Et nous recueillons celle de nos voisines que son époux frappe et mon père dit Je vais lui parler (à cet homme qui ose lever la main sur une femme) et les femmes (ma mère, la voisine) Non, surtout pas, ça va encore compliquer. Il faut le laisser cuver.

De tout mon égoïsme infantile, je note, cette année-là ou la suivante, dans mon diario que vraiment c'est pas de chance, le voisin a recommencé la veille d'un contrôle de maths, et comment je fais, hein, moi pour finir de réviser et me coucher tôt pour être en forme pour l'épreuve ?

Il faut savoir qu'en ce temps-là et dans ce milieu-là, ouvrier ou à peine un cran au dessus, c'est mal considéré de trop boire et de taper mais encore assez fréquent et vu comme une sorte de fatalité organique masculine. Il est admis que pour compenser la rudesse du boulot, surtout dans le bâtiment, l'alcool est nécessaire, que certains savent moins s'arrêter à temps que d'autres et que parmi ceux-là d'aucuns ont "le vin mauvais". Et on les plaint. On dit "C'est le voisin, il a encore trop bu" soupir, haussement d'épaules, les yeux vers le plafond, fatalité.

J'ai un emploi du temps sans temps morts ; c'est mon choix : j'ai voulu apprendre la musique, dès que je ne suis pas malade je veux faire du sport - quelque chose en moi pressent que le salut vient d'une condition physique irréprochable et refuse de se laisser abattre par une constitution défaillante -. Il m'arrive aussi de vouloir prouver que dans certains domaines par exemple le foot mais aussi monter la côte de l'Église en vélo, une fille ne vaut pas moins qu'un garçon. En revanche mes aspirations se retrouvent toujours déviée d'un pas : mon envie de violon a été embarquée vers le piano, mon plaisir de football réorienté par la force des choses puis la volonté maternelle vers le tennis qui est sa nouvelle passion. Je suis très reconnaissante envers mes parents des efforts qu'ils font. En même temps ça me paraît un minimum vital que de vouloir faire tout ça. Sinon une vie n'est pas complète (4).

Mes camarades et amis succombent à leur premières amours, je ne comprends pas ce qui les y pousse mais je saisis que c'est plus fort qu'eux. Comme j'ai des copains garçons et filles je joue souvent les entremetteuses pour ce que je ressens comme des gamineries. Bien contente pour l'heure que mon corps m'en mette à l'abris, c'est que j'ai autre chose à faire. Par exemple me préparer à cette vocation de chercheuse en physique nucléaire et quantique qui m'est venue après que mon cousin Vincent m'avait offert un livre illustré sur les atomes pour mon anniversaire et que je sois tombée je ne sais plus comment (peut-être était-ce en 3ème, car vérification faite l'édition date de 1978) sur un livre où Einstein expliquait la théorie de la relativité. C'est pour moi de l'ordre d'une révélation mystique, une intime conviction : ma vie ne sera faite que de travail et le travail ce sera ça, contribuer à mon tour à faire avancer les choses. Tout me paraît soudain lumineux, le monde se laisse comprendre. Il me semble alors logique et plutôt bienvenue de n'être en rien concernée par l'amour ça serait du temps perdu à moins que plus tard, un autre physicien. Avant même d'avoir lu sur sa vie et son travail je rêve d'une existence à la Marie Curie.

Une seule chose me rend triste : il n'y a personne à qui je puisse vraiment en parler. Personne autour de moi ne s'y connaît. Le tableau périodique des éléments qui me paraît si fascinant semble être perçu par tous comme un truc barbant. Il faudra qu'en seconde j'ai un prof de physique passionné, monsieur Zouzoulas pour comprendre que non, je ne suis pas dingue, ces trucs là peuvent faire rêver. Pour l'heure j'ai l'impression d'être atteinte d'un mal étrange, que se passionner pour ça est le symptôme d'une maladie.

Prudente, et comme je le ferais plus tard avec ma participation au comité de soutien à Florence Aubenas vis-à-vis de mes collègues de bureau dont j'ai senti au début comme une incompréhension désapprobatrice, je me tais. OK, je suis encore tombée dans un truc qui ne peut être partagé.

Cette vocation de physicienne sans avoir la moindre idée de par où passer pour y arriver, sauf d'avoir les meilleures notes possibles en classe me tiendra chaud de 13 à 19 ans. Elle ne sera ni une volonté ni une ambition, mais quelque chose de l'ordre de la vocation religieuse chez certains enfants. Un appel sacerdotal. Et si je doute de mes capacités de santé, pas un seul instant je conçois que mon cerveau a lui aussi ses limites de compréhension. Je sais qu'il faudra bûcher dur, mais crois dur comme fer que rien ne résiste au travail.

Et quand même ça m'aurait bien plu de faire footballeur.

(1) Mon père lui, me raconta pendant ma petite enfance pas mal de "Quand j'étais petit" ; au demeurant pas toujours très drôles. Mais j'adorais ça. Et bien sûr ma mère vint lui faire des reproches, il ne fallait pas parler de la guerre aux enfants. Or il a grandi en guerre et dans un pensionnat donc forcément ...

(2) Il y avait plus de jeunes allemands prêts à l'échange que de garçons français dans notre classe.

(3) Je suis triste de n'avoir pas su épargner un peu les mêmes à mes enfants. Mais pas au point d'une mésentente ; simplement les quelques scènes de ménage auront toujours eu pour venin les difficultés de fins de mois.

(4) À près de quarante ans plus tard je suis toujours poursuivie par ça, comme si l'existence devait être équilibrée à même façon que l'alimentation.