lieu(x) d'habitation : Taverny (95)

logements : petits pavillons en série

Mon entrée au collège fut pour moi un bonheur. J'avais lu et relu la fin du livre de Marcel Pagnol "Le temps des secrets" et je piaffais presque d'impatience, très déçue qu'on ne se coltine plus si tôt avec le latin. Mais j'avais allemand à la place (1) et c'était déjà chouette, Gerd und Traudel d'une méthode de langue aux photos délicieusement désuètes étaient mes nouveaux amis.

La journée variée, rythmée de déplacements d'une salle à l'autre, me convenait. Une fois par semaine, je crois le lundi, je finissais à 13 heures et j'adorais cette après-midi de liberté d'autant plus qu'elle m'accordait quelques moments seule dans la maison, privilège qui auparavant ne m'arrivait presque jamais étant donné que ma mère faisait "femme au foyer" et que j'avais mes bonnes grosses journées scolaires plus longues que le temps que lui prenaient les courses à faire et ses activités (la gymnastique, le tennis ma mère tentait de ne pas se laisser aller). La plupart du temps je l'employais à m'avancer dans mon travail scolaire. Je n'aimais rien tant que n'avoir rien en suspens dans mon cahier de texte et pouvoir ainsi ensuite consacrer tout mon temps restant à lire ou jouer. Je jouais beaucoup avec des animaux en plastique qui servaient de support à des scénarii élaborés. C'est en 6ème qu'ils ont pris des noms, et que je les ai doté d'un univers appelé le parc. Une sorte de savant fou mais qui n'était incarné par aucune figurine (2) avait su mettre au point une opération qui permettaient aux animaux d'avoir une connexion dans leur cerveau aussi efficace que celle des humains. Les heureux élus vivaient dans ce parc, mais vis-à-vis du monde extérieur il ne s'agissait que d'une sorte de Thoiry amélioré, car si ça s'était su ils n'auraient pas pu continuer à vivre en paix. Les quelques fois où en ouvrant la porte de ma chambre ma mère m'a surpris à jouer, elle s'est moquée. Comme elle se moquait lorsqu'elle me voyait tenir un journal, ce qu'à partir de la 5ème j'ai fait avec une impressionnante régularité. "Tes mémoires" elle disait et ma petite sœur renchérissait. Comme je ne me laissais pas faire (je continuais imperturbablement), je ne me suis pas rendue compte qu'on me rabotait les ailes, que ça me bouffait de l'énergie de devoir résister au lieu que d'être portée par des encouragements, ne l'ai compris que plus de 20 ans après. Trop tard ?

Donc ce lundi (admettons que c'était bien le lundi) c'était l'occasion de pouvoir "jouer aux animaux" sans me faire polluer l'air ou perdre le fil par quelqu'un de la maisonnée. La porte de ma chambre ne fermait pas à clef.

J'allais au collège en vélo. C'était être devenue grande. À l'école primaire on allait à pied, peut-être même qu'il n'y avait pas de garage à vélo (?). Ou en voiture quand les parents accompagnaient. Au collège en vélo. Au lycée en mobylette. C'étaient les étapes du grandissement.

Quand le temps était trop pourri ou que j'étais trop enrhumée, ce qui arrivait souvent, ma mère s'efforçait de m'accompagner en voiture. Elle ne l'avait pas tout le temps. Mon père et quelques-uns de ses collègues avaient mis en place un système de co-voiturage à quatre, chacun prenant sa voiture une semaine pour emmener les trois autres à l'usine. Il y avait aussi des navettes par cars mais elles suivaient les horaires de ceux qui faisaient les 3/8 et ceux qui comme mon père travaillaient dans les bureaux (il était dessinateur industriel après avoir fait son temps dans les ateliers) s'ils les empruntaient devaient partir plus tôt que leurs horaires réels et rentrer plus tard en attendant sur place. Ça ne leur disait rien, ils ne le faisaient qu'en cas de coup dur (voiture en panne ...).

Trop enrhumée, je l'étais souvent. Notre médecin de famille était un gros monsieur anti-sportif dont les paroles étaient d'évangile - mes parents avaient ce respect de Monsieur le Docteur que ç'en était navrant, mais j'étais trop petite pour remettre en cause cette vénération -. Ils avaient aussi cette notion, retrouvée chez Annie Ernaux en si bien mieux dit (3), que si on tombait malade c'est qu'on l'avait bien cherché (4). Façon de se dire que si on restait vertueux et en toute chose mesuré on conserverait la bonne santé. On ignorait alors que je souffrais de thalassémie et mon père qui savait assurément qu'il y avait quelque chose d'anormal dans la famille et qui se transmettait - à Grenoble deux petits de cousins à lui et qui l'avaient "des deux côtés" en était morts en bas âge -, ignorait probablement qu'il en était porteur. Il a longtemps donné son sang et semble-t-il sans que rien ne lui soit signalé. Et donc cette faiblesse qui faisait que je chopais tout ce qui traînait, certains coups de pompe que j'avais (mais je croyais que c'était pour les autres pareils) était mise sur le dos d'une sorte de mauvaise volonté de ma part - tu ne manges pas assez de viande, tu ne vas pas assez au soleil (?!), tu es anémiée - et responsabilité : si je m'enrhumais l'hiver c'est que je n'avais pas bien mis mes écharpes et bonnets. J'ai trouvé moyen de traverser enfance et adolescence sans remettre en cause cette pesante culpabilité, n'y comprenant au demeurant rien, à cette vaste injustice puisqu'au contraire j'étais très attentive à ne pas sortir sans être bien couverte. Concernant la 6ème, et comme j'avais cours le samedi matin qui était le jour de l'un des entraînements, la conséquence pour moi dramatique fut que je dus abandonner la natation en club alors que je commençais à aimer vraiment. Mais c'était Tu t'enrhumes, c'est la faute de la piscine. Et le médecin qui n'aimait pas le sport et n'avait pas particulièrement envie de m'opérer des amygdales ni des végétations (5), avait renchéri, que c'était sans doute à cause de la piscine que si souvent j'attrapais des angines ou je m'enrhumais. Fin de la piscine.

Il ne m'est jamais venu à l'esprit alors que les rhumes de l'automne au printemps s'enchaînaient avec le plus souvent guère plus de deux ou trois semaines de trêve de leur faire remarquer que puisqu'en supprimant la piscine rien n'avait changé, j'aurais pu continuer de tenter d'y aller.

J'ai été malheureuse mais j'ai obtempéré.

Il faut dire que la 6ème aussi m'occupait bien. Je travaillais avec un bel élan. Tant et si bien que les professeurs qui lors des conseils de classe attribuaient à chaque élève une note en lettre en appréciation globale créèrent le A+ à mon intention. Je n'en conçus pas de fierté particulière, d'une certaine façon, ça allait de soi. Jusqu'au bac inclus je suis parvenue à travailler plus large que ce qu'on demandait : j'apprenais pour le plaisir et la nécessité d'apprendre, ensuite lors des épreuves notées il me suffisait de piocher dans la masse des connaissances acquises. Quand je me plantais c'était parce que je n'avais pas tout à fait compris ce qu'en tant qu'élève on attendait de moi. Je compliquais parfois des énoncés que je croyais trop simples pour être ça, manque d'intelligence et de confiance en soi.

L'enjeu qui lors des années d'école primaire était de ne pas être le déclencheur de la querelle quotidienne entre mes parents, s'était déplacé : j'apprenais comme une dingue parce que j'avais soif et qu'il n'y avait guère d'autre fenêtre sur le monde que les enseignements et les livres, un peu la radio et la télévision (qui en ce temps-là tenait encore à un rôle d'édification des masses).

Je me souviens plus particulièrement d'une très vieille dame, madame Briouze, - pourquoi n'était-elle pas retraitée ? ou faisait-elle simplement "plus vieux que son âge" - qui était notre professeur d'histoire-géographie et qui en avait une approche personnalisée qui m'ennuyait parfois, mais me passionnant à d'autres. Elle semblait bien connaître l'Afrique. Et j'enrageais quand mes camarades profitaient de sa relative faiblesse physique pour un peu chahuter (en même temps elle savait reprendre la classe en main quand elle en avait assez, mais on sentait que physiquement ça lui coûtait).

Je crois aussi que c'est cette année-là (ou au début de la 5ème) que ma cousine Anne qui de Bretagne venait avancer ses études à Paris fut hébergée par mes parents durant un trimestre scolaire (le premier). Et ce fut une période extraordinaire parce que devant témoin, mes parents hésitaient à se quereller violemment. J'étais déchargée de mon poids d'aînesse. J'avais une sorte de grande sœur à domicile et qui me protégeait. Elle était très studieuse et c'est peu dire que ça m'encourageait. Son amoureux Nello habitait encore chez ses parents à Saint Germain en Laye et j'ai le souvenir d'au moins une fois où il était venu de Saint-Germain en vélo, ce qui jusqu'à Taverny était à mes yeux un exploit. Je me disais qu'il devait être vraiment très amoureux. Et j'étais soulagée que comme il était d'origine italienne, mon père se sente obligé de lui faire bon accueil - j'avais quand même un peu peur qu'il se fâche, en ce temps-là avec les soupirants ça ne plaisantait pas, j'en ai fait les frais plus tard -.

Bref, en 6ème, je suis devenue grande et j'ai aimé ça.

(1) En ce temps-là imaginer une sélection par le niveau ou le fric des parents était juste impensable, mais étrangement seuls les bons élèves se retrouvaient en première langue allemand.

(2) Un peu le Number One du prisonnier, que pourtant à l'époque je ne connaissais pas. Et l'univers crée n'était pas totalitaire, encore que (il y avait intérêt à être gentils et sages, les enfants sont d'un conservatisme désolant)

(3) "La maladie, de toute façon, était confusément entachée de faute, comme un manque de vigilance de l'individu face au destin." ("La honte"). D'une façon générale les pages de ce livre qui retracent les pratiques et modes de pensées de la plupart des gens, j'y vois la mentalité de ma mère à peu de choses près, mais pas négligeable : ma mère lisait, et l'air de rien s'efforçait de se cultiver.

(4) De nos jours ça donne : Machin a un cancer, c'est normal, il fumait.

(5) Il me semble que ce fut envisagé. Et qu'en ce temps-là c'était le médecin de famille qui pratiquait ce genre d'interventions (mais avec quel anesthésiant ?)