Au lycée, j'étais typiquement le genre de mec qu'on ne remarque pas.

Interchangeable avec une bonne partie des copains de section scientifique, pas spécialement à la mode, pas de coiffure particulière, pas de trait particulier mis à part ce regard qui évoque plus Marty Feldman que Sean Connery. Mes notes étaient dans une moyenne honorable, suffisamment pour traverser le lycée sans devoir faire d'efforts.

J'étais le genre de type que vous auriez fui. Gentil avec tout le monde, certes, mais tout de même je restais à certaines récréations avec le prof de math et quelques chétifs pour jouer à programmer nos calculatrices. J'en ricane un peu, aujourd'hui.

Il y avait comme dans tout lycée le garçon dont toutes les filles rêvent, et la fille dont tous les garçons rêvent.

La fille en question s'appelait Caroline. Quand on la voyait, on pensait en clichés d'adolescent que sa peau avait la douceur d'une pêche, qu'elle se parfumait à la vanille ; on se sentait happé par ses grands yeux presque noirs, on admirait ses cheveux parfaits. On voyait comme elle était pile dans le canon du haut-du-panier de la mode de province (à l'époque ça se disait "Chevignon"), on ne savait pas alors (naïve jeunesse) comme tout était poli et travaillé. On peut juger combien j'étais étranger aux techniques de brushing et de maquillage.

Pour rendre supportable la peine d'être aussi insignifiant alors que des êtres aussi remarquables étaient dans le même espace-temps, je me rappelais périodiquement que Caroline est le nom de la tortue de Boule et Bill.

Mais rien n'y faisait, c'était toujours Caroline.

Un jour où j'occupais une heure entre deux cours dans une salle de permanence, à faire des maths ou quelque chose d'aussi exaltant ("ah non, nous on allait au café,", s'écrie l'assistance), un copain commun s'assoit près de moi, et dans son sillage elle est là.

Il me pose une question que j'ai oubliée (scolaire bien sûr), j'y réponds mécaniquement (je crois même avoir balbutié, j'espère au moins ne pas avoir trop rougi), et elle est là qui me regarde, et je suis aspiré dans le trou noir de ses yeux ; quant à elle, sa question satisfaite, elle me sourit (souffle coupé de l'admirateur) et s'éloigne, emportée par le tourbillon minuscule de l'aréopage des bourgeois du lycée.

Quelques années plus tard on me dira "elle te trouvait mignon".

Quelques années encore plus tard on me dira "tiens sur cette photo de classe, tu es plus beau que la plupart".

La construction de soi doit passe parfois par la frustration a posteriori.