Il va falloir que je parle de mes 20 ans. Je revois cette année là comme une suite d'événements séquentiels, sans aucune émotion particulière. Comme si je vivais là une descente aux enfers nécessaire et surtout sur laquelle je n'avais aucune prise. Autrement dit, j'ai vécu ces moments là en spectateur de ma propre vie, sans pourvoir changer quoi que ce soit dans le déroulement de ces évènements et l'aboutissement qui en a découlé. A aucun moment cette année là je ne me suis sentie maître des événements. J'ai été happée dans un tourbillon qui me faisait de l'oeil depuis sans doute des années et ne cherchait que le moment propice pour m'avaler. Il y a d'un côté des événements: un accident, un décès, un départ et puis de l'autre des sensations, des symptômes qui se sont mis en place. Les évènements n'ont été que le déclencheur de ces symptômes. Je ne pense pas qu'ils en aient été les causes. Bien que je me pose toujours la question. Alors si je veux aller au bout de cette année, il faut que je prenne les évènements comme ils sont venus, en me contentant d'abord de les décrire. Un inventaire, voilà ce que je vais faire. - Début 1980: je vis à Toulouse, avec mon copain, dans l'appartement que j'ai loué en octobre 79. - Ma tante (soeur de ma mère) qui vit près de Toulouse rentre à nouveau à l'hôpital. Nous étions chez elle il y a peu. Nous avons trinqué au nouvel an. En levant son verre elle nous dit: " mon souhait est que je sois encore avec vous dans un an. Elle est atteinte d'un cancer depuis 2 ans. La rechute l'oblige à rentrer en clinique 1 semaine par mois pour la chimio. Je lui promets d'aller la voir 1 fois par mois, à chaque fois qu'elle sera à L'hosto. - Chaque visite est pour moi difficile. J'aime ma tante, alors je le fais quand même. Avant d'aller la voir, je passe par la superette du coin et je lui achète toujours les mêmes gâteaux: des pim's à l'orange, ses préférés. Je reste une heure. Elle a le moral, elle parle de sa maladie, elle ironise sur le prêtre qui passe régulièrement lui parler du bon dieu. Elle le jette systématiquement. Qu'il aille au diable avec ses bondieuseries, je sais bien que je finirai bouffer par les vers. Et elle en rie. Elle me fait promettre à mon départ que je reviendrais le mois d'après. Je promets. - En juillet, je zappe la visite. Je sais qu'elle attend ces visites avec impatience, et pourtant je n'y vais pas. Pourquoi? Est-ce que j'ai l'impression qu'elle attend trop de moi? est-ce que je me sens tout à coup trop adulte, trop importante à ces yeux? Je suis une adulte, je dois prendre ma place en tant qu'adulte, et je ne veux pas, je ne peux pas. Pourquoi? - En août, je pars en vacances avec mon copain, une semaine au bord de la mer. Je rentre enfin. J'apprends de la bouche de ma mère que ma tante est morte et enterrée. "Pourquoi tu ne m'as pas prévenue?" Je ne voulais pas te gâcher tes vacances. "Mais l'enterrement? . C'est mieux ainsi, tu es tellement sensible. Sensible moi? moi qui ne verse jamais une larme, moi qui ne parle jamais, moi dont on dit dans la famille que j'ai un coeur de pierre. Eux qui prennent les décisions à ma place. C'est l'incompréhension totale. Quelque chose en moi se brise. Quelque chose qui était déjà là, je le sens, je le sais, quelque chose de fragile, qui n'attendait que le bon moment pour se fêler. Je rentre dans ma coquille, je ne pense qu'à elle. Je n'ai pas été la voir, comme je le lui avais promis. J'ai promis et je n'ai pas été à la hauteur de cette promesse. j'ai fui, pour la 1ere fois. Et je ne peux pas réparer. Il est trop tard. Personne autour de moi ne prendra conscience de ce qui se passe en moi. C'est le début de la descente aux enfers. Je commence à me noyer, sans savoir ce que j'ai, pourquoi je l'ai et comment en sortir. - Septembre 80: C'est à nouveau la course à l'appart à Toulouse. Nous choisissons cette fois ci une colocation à plusieurs. Mon copain et moi, une amie (avec laquelle j'ai déjà été en coloc 2 ans avant) sa soeur et son copain, et une vague copine. Nos sommes donc 6. L'appartement est grand et il y a 3 chambres. Je me souviens encore de la tapisserie de la mienne: des cercles colorés qui donnaient une ambiance psychédélique. Je n'aime pas l'appart. Je n'aime pas la chambre. Des le 1er jour je me sens mal dans cette appartement, avec tous ces gens. Je ne dis rien. Je me dis que ça va passer. Ca ne passera pas. Depuis quelques temps déjà, je m'isole de plus en plus, j'ai du mal à communiquer avec les autres. J'ai la nausée de la vie. Une impression de vivre dans une bulle qui m'empêche d'être avec les gens. Je ne dis rien. Pourquoi je ne dis rien? Si j'avais su! - Octobre 80: nous avons passé le week-end chez nos parents et rentrons sur Toulouse. Nous sommes 2 dans la voiture. C'est mon amie qui conduit. Son père lui a achetée un vieux tas de ferraille. Une longue ligne droite. Un camion devant nous. Elle veut doubler. Une voiture arrive en face. Claxon, elle accélère. Elle ne passera pas. Les secondes sont des heures. Un coup de volant et la voiture s'écrase sur le toit dans le fossé. Puis le silence. Le choc a été terrible. Impression de perdre le contrôle de ma vie, de mon espace. J'étouffe dans cet endroit exigu. je m'extirpe la 1ere de la voiture, en passant par la vitre ouverte. J'aide mon amie à sortir. Des égratignures, nous n'avons que des égratignures. Le père de mon amie viendra nous récupérer. Je les accompagnerai chez le médecin pour mon amie et refuserai qu'il m'ausculte; Je n'ai rien, j'en suis sûre. Je rentrerai chez mes parents sans donner de détails. Je sens que je viens de frôler la mort. Pourtant ce n'est pas de ça dont j'ai peur. j'ai peur tout court. C'est maintenant un mur que j'ai devant moi. Mon avenir c'est un mur. Je me lève avec cette vision, je me couche avec cette vision. Le reste n'est que mal être. Au début, je cogne contre ce mur, pour trouver la solution. Il y a forcément une solution. Il faut franchir ce mur. De l'autre côté il y a la vie, il y a mon avenir. Est-ce que je deviens folle? C'est comme si je voyais les gens à travers un filtre, ils ne peuvent pas m'atteindre. Je suis enfermée et je ne peux pas communiquer. Je suis malade. Je ne sais pas ce que j'ai. Personne ne comprend ce que j'ai. Des examens à n'en plus finir, des échographies, radios, palpations. Un médecin, et puis au autre. Je triche. Je me tais. J'empêche quiconque de voir ce qu'il y a à l'intérieur de moi. Je vomis beaucoup, j'ai des migraines atroces. Je ne mange presque pas. Je ne dors pas. Je suis tellement faible que c'est ma mère qui me porte la valise pour m'amener à la gare le lundi matin. Quelquefois, nous ne dépassons pas la place du village. je me mets à vomir contre le premier arbre. Nous rentrons alors à la maison et je me couche. J'attends que ça passe et je repars le lendemain. L'appartement de Toulouse prend des allures de cauchemar. Je ne vis pas, je survis. J'ai l'impression de me ratatiner de l'intérieur. Et je continue à me battre pour trouver une solution, seule. Mon petit copain va partir au début de l'année d'après à l'armée. En décembre il me propose des fiançailles. Je dis OUi. Je dis oui à tout, j'ai ce mur devant moi qui m'empêche de réfléchir, je me dis que c'est un projet, que ça va m'aider à aller mieux. - Décembre: fiançailles (mon dieu, aujourd'hui encore je me dis, pourquoi? Ce n'était pas moi) Famille au grand complet. Mon parrain fier de moi, ma soeur bout en train. Mon fiancé est beau, il a l'air heureux. Moi aussi, je souris sur les photos. Et à l'intérieur je hurle: "ils ne voient rien! comment peuvent ils ne rien voir". L'année se termine sur des fiançailles qui ne changent rien à mon état. Je suis en état de panique de façon presque permanente. Pour me protéger, je me coupe des autres. Je m'enferme dans cette bulle sensée me protéger jusqu'à ce que je trouve la solution pour franchir ce mur qui m'empêche de vivre. Je n'ai pas encore renoncer, mais je commence à penser au suicide comme une solution parmi d'autres, pour sortir de cet enfer. J'explore les pistes. Et il y en a pas 50.

Merdeeeeeeeeeeeeeeee! Qu'il a été difficile ce ricochet. Bon sang! Que je me sens mal! Si je pouvais tout recommencer, retrouver mes 18 ans, réparer avant qu'il soit trop tard!