Notre joli petit appartement des Batignolles a été vidé. Nos biens sont en cartons, puis en containers. Je pars vivre quelques petites semaines chez mes parents tandis que mon mari est déjà depuis le début de l'hiver dans sa maison. C'est lui qui réceptionnera les containers, et je trouverai à mon arrivée une maison entièrement arrangée, il n'y a pas d'autre mot, comme tous les arrangements impeccables d'artiste qu'il sait si bien faire.

Pendant des mois et des années d'ailleurs, j'aurai beaucoup de mal à déranger cet agencement non fonctionnel, mais c'est une autre histoire.

Je suis éblouie. J'ai du mal à voir, et comme cela fait désormais des dizaines d'années que j'ai patiemment appris à ne pas éprouver mes émotions, tout se passe terriblement bien. Je n'ai même pas pleuré à l'aéroport. Je fais connaissance avec mes voisins, leurs enfants, je suis émerveillée de l'accueil chaleureux à l'américaine, et comme je suis naturellement très sociable, je fais également sensation amusée, si typiquement française, cela ajoute à un charme que j'aurais de toutes manières, je me sens si exotique, si décalée et j'en jouis un peu.

Surtout que tout le monde s'imagine ce qui n'est pas le cas, que je suis beaucoup plus jeune, quel confort que personne ne connaisse ma date de naissance, mon histoire mouvementée, mes troubles et mes difficultés, tout cela peut être gommé d'un coup, et je ne dis à personne que je viens de passer le cap de la quarantaine dont je ne veux absolument pas entendre parler. Je recommence ma vie, et je rêve que j'ai effacé les ardoises qui sont pourtant bien empaquetées dans mes meubles.

Je farfouille quand même dans le rayon "autisme" de la bibliothèque municipale, au grand dam d'Estac qui se récrie que je dis n'importe quoi comme d'habitude.

C'est une première voisine qui me regarde d'un drôle d'air quand je lui dis que Monsieur Ziti ne parle toujours pas. C'est une deuxième voisine qui m'oriente fermement vers le diagnostic définitif et me récupère pantelante une fois que j'ai cessé de fermer les yeux.

Je ne veux pas paniquer mais j'écris à un maximum de mes amis et connaissances pour leur faire savoir que notre fils aîné est diagnostiqué autiste. Les réactions de certains d'entre eux sont édifiantes. Il y aura un avant et un après.



Oh ! vallée obscure de ténèbres et de brumes,
jusques à quand me tiendras-tu dans les chaînes !
Mieux vaut mourir et m'abriter dans l'ombre divine,
que l'isolement dans ces eaux insondables !
Déjà je les vois, les collines de l'Eternité,
leurs sommets verdoyants, couverts de fleurs éclatantes !
Je bats les ailes d'aigle,
je vole de mes yeux, je lève mon front tout en haut
et j'ose regarder le soleil !
O ciel ! que tes voies sont splendides !
C'est là que domine la liberté éternelle.
Les airs qui soufflent sur tes hauteurs,
qu'ils sont doux, et pleins de mystère.

Rachel Morpurgo (Italie XIXe) d'après une traduction de l'hébreu par Nahum Schloush