Maman travaille. Les jeudis je vais au centre aéré, soit celui de la ville, soit près du travail de Maman parce que je suis trop petite pour rester toute seule toute la journée. Mais il y a des jeudis où Papa peut venir déjeuner avec moi et rester un moment avec moi l'après-midi. Ou alors quand je suis malade et que je reste en peignoir à la maison il vient des fois aussi. Avant Maman cherchait une dame pour me garder mais maintenant je me garde toute seule et un peu Papa.

Ces jours-là c'est moi qui fais le déjeuner. Papa il ne sait pas. Il ne sait pas faire les courses non plus alors il n'aime pas quand Maman lui demande de nous rapporter une baguette pour le dîner pour qu'elle n'aie pas besoin de ressortir. Ou peut-être qu'il ne veut pas faire des courses qu'il ne mange pas vu qu'il dîne toujours chez Boris. Quand c'est jeudi il m'emmène parfois au restaurant mais souvent (et aussi quand je suis malade) on mange à la maison. Moi je sais bien faire à manger. Surtout le riz. Bon, en fait je ne sais faire que le riz. Mais très très bien et Papa me complimente toujours parce qu'il ne mange nulle part ailleurs du si bon riz.

Pour cuire le riz il faut mettre de l'eau à bouillir dans une grande casserole avec un peu de sel. Papa s'assied sur le tabouret en face de la cuisinière, le dos appuyé au mur, et il surveille qu'il n'y a pas de souci avec le gaz et que je ne vais pas me brûler. Quand l'eau bout je jette le riz dedans et je compte vingt minutes (papa m'aide et on compte combien de temps si on avait un accélérateur qui ferait bouillir l'eau deux fois plus vite ou si le fond de la casserole était percé et qu'on devrait remettre de l'eau froide pendant que ça cuit). Au bout des vingt minutes, il faut tout verser dans la passoire. L'eau passe par les trous et il reste que le riz !! Hop un peu de jus de viande que Maman a gardé dans une boîte, ou du gruyère que je frotte contre la râpe et on déjeune.

Une fois je suis malade et Maman trouve que c'est pas une bonne idée de manger tous les jours du riz. Alors comme elle a fait une purée le soir elle me dit : « J'en ai fait plus, comme ça demain vous pouvez vous la faire réchauffer, ça changera du riz. » Ouch ! Alors là de la purée je sais pas si je saurais ! Mais elle me dit que c'est facile : je mets la purée dans la casserole, j'ajoute un peu d'eau parce que demain elle aura un peu durci et voilà.

Le lendemain c'est l'aventure. Papa est très content de cette nouvelle expérience. Pour le gaz, fastoche c'est comme d'habitude. Je verse la purée dans la casserole. Elle a l'air un peu perdue dans le récipient mais je ne sais pas si c'est embêtant. Ah et puis oui elle est dure. Versons de l'eau. « Un peu » elle a dit. Donc moins que pour le riz, mais combien ? En tout cas je sais que l'eau s'évapore, donc si je mets trop peu d'eau ça ne va servir à rien, tout va s'envoler et la purée être plus dure encore. Allez hop, deux, non trois verres.

Aïe, Papa et moi on voit bien que ça ne ressemble pas à une purée vraiment. Plutôt presque de la soupe. C'est pas grave. Au bout de vingt minutes, j'arrête le gaz et je verse la purée dans la passoire, hé hé quelle maline je suis moi !

Nooooooooon ! Toute la purée est passée au travers ! Ah mais ça alors ! Mais enfin c'est pas possible, la passoire doit filtrer l'eau et laisser les trucs dedans ! Papa qui comme d'habitude m'a regardée faire assis sur le tabouret me rassure : « Bah, moi je préfère le riz, surtout le tien qui est le meilleur ! »

Alors je fais du riz (très très bon) et le soir on explique à Maman que pas de purée.

« Incroyable », elle dit. « Et tu l'as laissée faire ? Ajouter des litres d'eau et verser le tout dans une passoire ?
– Ah moi j'y connais rien à la cuisine », répond Papa. Il est presque énervé. Ah, agacé je crois qu'on dit.
« Mais enfin, tu voyais bien ce qui allait se passer quand même ?
– Ben euh... Non, ça me semblait pas mal ce qu'elle faisait.
– Et puis ce n'était pas des litres d'eau : seulement trois verres ! Un tout petit peu, j'en mets au moins vingt pour le riz » (Non parce que je ne peux pas la laisser dire n'importe quoi quand même). « Et puis Papa il préfère le riz, hein Papa ?
– Absolument ! Un riz exquis, inégalable !
– Voilà ! »

Maman abandonne. Elle en reparlera souvent dans les jours, mois et années qui suivent. Et selon l'humeur nous y verrons là le comble du machisme jusqu'à perdre la logique élémentaire dès qu'il s'agit de cuisine ou un soutien indéfectible aux initiatives de sa fille.

Ma foi, aujourd'hui encore, le jugement final n'a pas été rendu ! ;)