Reprendre pied dans le monde des vivants a lieu après qu'un inconnu m'offre une rose sur les Champs-Elysées un soir où je m'étais enfin décidée à sortir. Je vais également à la soirée d'adieu de l'une de nos amies du groupe d'études qui part faire son alyah[1]. C'est la seconde d'entre nous. Cette soirée est triste et gaie à la fois. Bien que je ne sois pas le centre d'attention, la plupart de mes amis sont visiblement émus et soulagés de me voir "si bien". Un certain non-dit est tout de même posé sur ce qui m'est arrivé surtout parce que je ne tiens absolument pas à en parler. J'ai très peur du regard de chacun et j'évite à tout prix toute conversation personnelle.

Au printemps, Lionel qui doit jouer à la messe de mariage de son frère est tellement tétanisé à cette perspective qu'il me demande ainsi qu'à ses deux autres amis proches de venir le "soutenir" dans l'assemblée de fidèles de l'église Saint-Ambroise. Pour nous remercier, il nous invite à la réception qui a lieu quelque part en banlieue parisienne, je ne sais pas comment je me débrouille pour être présentable, mais j'ai reflashé sur le contrebassiste qu'il avait invité, et cela me suffit à me motiver. On est un peu comme des moutons noirs dans ce mariage très bourgeois et la voiture d'Estac refuse de repartir, je redépose tout le monde à Paris, et décide de les inviter pour mes trente ans.

J'en profiterai pour draguer Estac de façon ostensible à tout le monde sauf à lui. Il m'a offert Maus de Spiegelman et un vinyl de Brahms et je m'aperçois qu'Estac est juif, ça me galvanise. Tout le monde part de chez moi de très bonne humeur et je promets à Octave qui a failli me dénoncer tout haut une revanche au lit en riant. Je suis soulagée d'avoir passé le cap en me sentant si bien sans trop de débordements.

A la Pentecôte, pour un week-end prolongé, j'ai promis à mes amis de Delft d'aller rendre visite au premier des bébés de notre bande, qui est née en janvier. J'arrive à destination après un voyage sans histoire sous un joli ciel bleu et trouve la maison vide, ce qui n'est pas très normal. A l'arrivée d'une deuxième invitée, tout aussi étonnée que moi de ne trouver personne, je m'alarme carrément et l'entraîne à ma suite à la recherche des habitants de la maison, dans les divers cafés de la ville que je connais être leurs repaires éventuels.

Nous finissons par tomber sur Wim en compagnie de Joep avec son bébé dans les bras. Au moins, ce n'est pas elle qui a un problème. Phoebe a disparu, me dit d'emblée Joep et j'apprends qu'elle n'est jamais rentrée de la boîte de nuit où elle était partie la veille au soir, et que les dernières nouvelles remontent à quatre heures du matin quand elle a quitté la boîte en compagnie apparemment de deux autres personnes.

La police refuse de s'en occuper, car tout le monde est majeur et que pour eux c'est une fugue. Je n'arrive pas à croire à une fugue d'une maman d'un aussi joli bébé de six mois. On commence notre propre enquête, le quartier général s'établit chez Joep, je ne parle pas le hollandais, mais je vais des uns aux autres, et joue un rôle d'apaisement des tensions quand celle-ci monte trop. Je tire les tarots et occupe l'attente, prenant chacun individuellement quand il en a besoin.

Ma tension à moi, il n'y a personne pour s'en occuper, je me réfugie alors à l'étage avec des objets qui appartiennent à Phoebe, et je me surprends pour la première fois de ma vie à prier. Dire à chacun que Phoebe est vivante et qu'on va la retrouver n'est possible que si j'y crois vraiment, et j'y crois, je le sens, mais je ne sais pas comment je peux le leur expliquer. Je fais alors un voeu, c'est le premier de ma vie et je l'honorerai parce qu'au bout des déductions et enquêtes multiples on finit par retrouver Phoebe et ses trois compagnons d'infortune après trente-trois heures passées coincés dans un ascenseur intérieur d'un bâtiment fermé pour le week-end.

Nous faisons la une du Delftsche Courant, champagne débouché et sourires fatigués : "Geen alarm mogelijk vanuit lift"[2]

Notes

[1] émigrer en Israel.

[2] "il n'y avait pas d'alarme dans l'ascenseur".