Je suis retournée chez moi, dans mon petit appartement dans lequel je me confine un peu en rentrant du bureau. Mes rares sorties sont pour la chorale, mais depuis que j'ai arrêté de fumer, je suis paraît-il imbuvable et notamment ne supporte plus les après-répétitions qui ont lieu au café de Paris et qui sont pour notre chef de choeur le ciment de nos relations. Il m'engueule copieusement, il doit me trouver de plus en plus bizarre et imprenable par aucun bout. Je suis murée dans quelque chose que je ne vois pas venir, j'essaye de contrôler et contenir à l'intérieur de moi une sorte de tourbillon dont je ne parle pas parce que je ne sais pas qu'il est là.

Voilà deux ans que j'avais arrêté d'aller à l'Hotel-Dieu et je prends un rendez-vous au cours duquel je dois bien parler de tout cela, parce que mon docteur me donne l'adresse de l'institut psychanalytique de Paris, et je repars avec un numéro à appeler qui ne me servira jamais. Je tiens une sorte de cahier de bord, dans lequel je consigne tout un tas de résolutions d'organisation de ma vie et de mon travail, que j'essaye de classer par codes de couleur et je me fais tout un tas de prescriptions, mais je suis constamment submergée. Mes pensées sont difficiles à contrôler et je ne m'en aperçois pas, j'ai l'impression d'être très très intelligente, et de mieux en mieux percevoir et comprendre le monde qui m'entoure, les choses commencent à faire sens, comme des séries de flashes, tout ce qui se passe est relié et je suis la seule à comprendre ces subtilités, tous ces indices me sautent aux yeux et à l'esprit, il y a un rapport entre chaque chose, et je tire sur les fils comme sur des pelotes magiques.

Je ne m'aperçois pas que je n'arrive à me concentrer sur rien et que je passe de plus en plus de temps à sauter d'une idée à l'autre. Chacune d'entre elles m'apparaît comme primordiale. Il n'y a personne pour me trouver particulièrement exaltée, mais je dois bien être bizarre quand même. Je commence à ne plus dormir. J'ai un minitel qui me sert à faire des découvertes assez stupéfiantes, en termes de corrélations ésotériques. Un collègue à l'étage entreprend de me faire passer un test de scientologie, je finis par lui téléphoner de chez moi, alors que je suis censée être au bureau et je lui tiens un discours tellement surréaliste qu'il doit prendre peur et m'évitera par la suite comme si j'étais le démon personnifié.

Je ne vais plus travailler, je suis persuadée que je fais les choses par télépathie désormais. Je me nourris de grains de raisin sec et je choisis soigneusement les couleurs que je porte en fonction de la partie du corps qu'elles sont censées activer, c'est ainsi que j'enfile en guise de collants les manches d'un pull-over jaune, la lumière blesse mes yeux et j'ai perdu en vingt-quatre heures trois kilos tellement je carbure. Les voisins finissent par appeler affolés à mon travail parce qu'ils m'entendent pousser des hurlements de désespoir et pleurer sans interruption aucune pendant toute la nuit, le bureau contacte mes parents qui essayent de rentrer dans mon appartement que j'ai barricadé, je frappe avec un bâton le bras que j'aperçois, persuadée que c'est la mort qui cherche à entrer chez moi, j'ai pété les plombs et ils me récupèrent en pleine bouffée délirante.

Après quelques jours je suis hospitalisée et le cocktail de psychotropes qu'on m'injecte me vole une semaine de vie. Je réémerge après un choix conscient entre deux portes, aidée par une myriade d'ancêtres qui est venue à mon chevet depuis la création de l'humanité et qui m'encourage à choisir la vie.

La redescente est rude. Deux mois d'hôpital psychiatrique dont je peux finalement sortir si j'accepte d'aller passer un mois en convalescence dans le Tarn-et-Garonne. La clinique est assez isolée et non mixte. Je me "lie" avec deux jeunes femmes de mon âge, mais je ne desserre plus les dents. J'ai une tension si basse que je m'évanouis régulièrement à l'heure des repas. Je veux rentrer.

A mon retour, de peur de vivre toute seule, j'invite mon amie Elisabeth à s'installer chez moi. Elle ne peut pas grand-chose pour moi, c'est très difficile de vivre avec moi, mais elle fera preuve d'amour et de patience. En tous cas, on ne se dispute pas et on se sépare toujours amies.

C'est à ce moment là que se situe aussi la petite histoire de cuisses que j'ai déjà racontée . Quelque temps plus tard, mon médecin-psychiatre traitant m'oriente vers un psychothérapeute chez qui je passe quarante-cinq minutes hebdomadaires durant lesquelles je lui dis en tout et pour tout "bonjour" et "au-revoir" avant de finir par lui dire que j'arrête au bout de un ou deux mois de ce régime. J'ai aussi pris vingt-cinq kilos. Cette année-là je l'ai plusieurs fois échappée belle.