Je n'habite plus Clichy-la-Garenne, j'ai troqué mon petit deux pièces sans salle de bains pour une chambre dans un joli appartement, partagé avec une collègue dont la co-locataire qui s'en va deviendra, elle, mon amie de très longue date. Tartine, la chatte larguée par Philippe, me suit, jusqu'au jour où elle deviendra de plus en plus névrotique.Nathalie, ma co-locataire est de moins en moins là, elle file le parfait amour en Corse avec un gars qui a l'âge d'être notre père, et elle finira par l'épouser. Ils me foutront à la porte comme une malpropre, là, sur ce coup je n'ai vraiment pas compris, méchanceté gratuite, remarques désobligeantes sur la taille de mes hanches, il y a des gens comme ça, et il faut que je tombe dessus.

J'aimais bien ce quartier, entre la place Voltaire et le Père-Lachaise, le balcon ensoleillé, le parquet patiné du vieil immeuble bourgeois. On n'était pas loin de la Bastille, alors c'est chez moi qu'on a tous fêté le 10 mai, que j'ai ramené tous mes potes de Meudon, tous ivres de joie et de changement promis, je n'ai rien vu venir, comme toujours, les amis de Hollande rencontrés cette année-là avec qui je ferai un bon bout de route aussi, pendant presque dix ans, comme tout est loin et flou finalement, je n'avais absolument aucun projet, aucune attache, je nageais en eaux troubles et tâchais sans aucun doute de maintenir la tête hors des vagues.

Il y avait eu ce garçon rencontré dans le métro, ramené à la maison, hébergé quelques temps gratuitement et sans contrepartie, si beau parleur avec son étrange bégaiement. Et épileptique. La première fois qu'il a eu une crise, sur le parquet du cinquième, Nathalie complètement affolée, j'ai appelé les pompiers et appris comment on réagissait calmement en temps de danger. Mais j'ai beaucoup plus paniqué quand j'ai reçu ce coup de fil au bureau, d'une de ses anciennes petites amies, comment avait-elle trouvé mes coordonnées ? petite paranoïa à l'horizon, pour me "mettre en garde" contre lui et ses embrouilles. Je m'étais rapidement débarrassée alors du beau costume qu'il avait laissé dans mon ancien appartement de Clichy et que j'attendais pourtant gentiment qu'il récupère, comme si cette dépouille me mettait en danger de lui être attachée.

En novembre, je retrouvais un autre appartement. J'allais y vivre onze années bien remplies.

Vingt-trois ans, une année bancale, de déménagements, de changement de régime, de tourbillon de rencontres nouvelles, des hommes et des nouveaux amis. Le souvenir que j'ai marché le long d'un gouffre en permanence. Que je me détestais cordialement. Qu'il n'y avait décidément pas grand-monde pour me rattraper par la main.