Jérémie m'entraîne de Clichy à Meudon. Je traverse tout Paris sans problème sur sa selle, mais pour aller à Nanterre, c'est le train, et à l'Hotel-Dieu le 74. Finalement, je me déplace vraiment beaucoup, et c'est l'année de ma licence. Je travaille à Saint-Augustin, là pour le coup je prends plutôt le métro et en sors à Saint-Lazare ou bien le 54. Jérémie a eu un accident un jour où je l'avais pris pour aller travailler justement, je devais être dans la lune, c'était juste avant la porte d'Asnières, je me suis empapaoutée dans l'arrière d'une voiture, le cadre a plié net, comme un fétu de paille, je ne me souviens même pas qu'il y a eu constat, tout cela a dû se passer à l'amiable, mais moi je n'ai plus eu mon vélo blanc, jusqu'à ce que je le fasse réparer, chez un garagiste de campagne, pour dix francs, et finalement laisse mon destrier pour des routes plus champêtres.

Mon patron direct est capitaine au long cours. Je l'adore, il me fait bien rire, et puis il apprécie mon travail, je suis efficace, y compris pour ses frasques entre sa maîtresse, sa femme légitime et ses infidélités à l'une et à l'autre. Je fais mon éducation à la rouerie en même temps que j'apprends à lire un manifeste, établir des calculs de surestaries, et facturer du fret.

Dans le bureau d'à côté il y a Andy, l'anglais de service. Lui aussi, il est marié, je crois même qu'il attend leur premier enfant. Il est épaté par la qualité de mon anglais, cela me flatte. Je ne suis que secrétaire, il est courtier, il propose de m'initier. Je comprends trop tard de quel type d'initiation il voudrait mieux parler. Je suis partagée entre la flatterie et la colère, là, dans le bureau du PDG avec toutes les fenêtres qui donnent sur le Monoprix du boulevard Malesherbes, c'est quand même me prendre pour une pute. Finalement, c'est lui qui se dégonfle, je n'allais tout de même pas l'inviter à venir me sauter chez moi. Je n'ai compris qu'après coup que c'était une ultime tentative de me mettre sous sa domination, que j'étais trop menaçante sans cela. Alors que je n'avais absolument aucune ambition de le supplanter.

Mais c'était finalement le seul mode de fonctionnement que je connaissais. A croire que je ne savais faire que ça. Aguicher les hommes et qu'ils me proposent la botte. Quand Dominique, la secrétaire en titre de la Direction Générale est tombée malade, c'est à moi que l'on demande de la remplacer pour prendre en dictée le courrier du PDG. Il est ravi, me dit-il, surtout quand je coince mon bloc sténo sous mes seins. Il me fait des cadeaux, un joli collier de corail, mais il me demande de ne pas le porter quand sa femme est de passage dans les bureaux, visiblement le présent lui aurait été initialement promis. Je ne dis jamais rien dans mon souvenir, peut-être que je souriais, peut-être que j'étais contente qu'on me regarde, qu'on me reluque, qu'on me déshabille, qu'on me tripote, qu'on m'exploite comme ça.

Le harcèlement sexuel, ça n'existait pas encore.