Et des les 1ers jours, le piège se referme sur moi. Des dortoirs de 50 lits, immenses, chaque lit étant séparé d'un côté par une armoire, de l'autre par une table de chevet. Des lits en tout point semblable: montants marron, dessus de lit rouge. Des salles d'études de 40 bureaux anonymes. Une cantine digne d'un hall de gare. Des tables parfaitement alignées de 12 personnes. De longs couloirs sombres, Une cour, un arbre, des escaliers, à chaque bout de couloir. Pour moi, le choc est terrible. Je ne comprends pas ce qui m'arrive, ce que je ressens. Alors que la plupart s'accommode de cette vie, en profite même, je reste désemparée. Je me sens étrangère, à ce lieu, à ces gens, à cette vie. C'est comme si on m'avait arrachée à ma bulle pour me jeter dans l'arène. Dans ce lieu où tout m'est ennemi.. La vie en pension est organisée autour de la sonnerie. 7h: lumières aveuglantes, il faut sortir du lit, se préparer, sans une once d'intimité. 7h30: on rentre à la cantine, en rang: toujours cette lumière aveuglante. Du bruit, beaucoup de bruit: les cris, les rires, les bols qui s'entrechoquent, autant d'agression pour moi. 8h: début des cours midi: on sort dans la cour en attendant la sonnerie du repas midi 30: repas, bruit, lumière, chahut. Et puis la cour , encore et toujours, ou bien l'étude. Mais je préfère l'air du dehors, j'y respire au moins. 14h: les cours 18h: sonnerie de fin de cours. Récréation 18h30: études 19h: repas Et puis étude jusqu'à la sonnerie qui nous autorisera à aller se préparer pour la nuit, à 20h30. Ca crie, Ca court dans le dortoir, ça rie dans les lavabos, ça fait la queue devant les 6 douches en discutant. Moi, je n'attends pas la dernière sonnerie de la journée et l'extinction des feux. je me couche et me glisse sous les draps, pour ne pas les voir, pour m'inventer une autre vie. 22h: extinction des feux. Et demain il faut recommencer. Aucune moyen de fuir, ni même de m'isoler, constamment sous la lumière, je m'éteins doucement. Seul le mercredi déroge à la règle. L'après-midi est libre. Alors par petit groupe, on descend en ville, dès la sonnerie (14h) avec possibilité de ne revenir au lycée qu'à 18h. Mais très vite, ces après-midi là me deviennent aussi tristes, fades, sans aucun intérêt. Et puis les autres se rejoignent au café où ils consomment, écoutent de la musique ou font des parties de flipper. Il y a aussi la crêperie où les estomacs malmenés par la cantine, vont se refaire une santé. Mais moi, je n'ai pas d'argent de poche. Alors je suis, au début. De temps en temps, on m'offre un verre, ou une crêpe, mais ça me gène. je fais office de vilain petit canard. Je finis par prétexter des devoirs à finir pour rentrer plus tôt, et puis pour ne plus sortir du tout. Je n'ai qu'une hâte des le lundi matin: être au vendredi soir, dans ce train qui me ramènera chez moi, dans ma chambre, dans mon lit, sous ma couette, dans mes autres rêves. Je vais y passer 3 ans. Je deviens somnambule dès les premières semaines. Je me souviens encore les 1ères terreurs après m'être retrouver debout, dans une allée, ressemblant à toutes les autres allées, dans le noir total. Mon effroi, mon incompréhension, et puis mes tâtonnements pour retrouver la bonne allée, le bon lit. Je fais aussi des infections urinaires à répétition, me retrouvant parfois à l'infirmerie plusieurs fois par semaine. Elle se trouve au dernier étage j'y ai souvent une chambre seule, ou à 2. Je me demande si ces infections n'étaient pas finalement ma façon à moi de fuir. La haut, à l'étage, je me retrouvais seule, enfin, et je pouvais baisser ma garde, moments indispensables pour recommencer à affronter. On ne peut pas dire que je suis absolument solitaire. J'arrive malgré tout à m'intégrer. Mais de cette année là, je n'ai guère de souvenirs, à part d'avoir raté mon année, d'avoir été souvent malade et d'avoir commencer à réaliser que quelque chose ne clochait pas chez moi. J'étais différente des autres, sans savoir vraiment ce que cela signifiait. J'ai mis 20 ans de plus pour mettre un mot sur cette différence: phobie sociale. Mon corps m'a crié des milliers de fois par la suite, cette différence. Il a voulu m'alerter, mais je n'ai pas su l'entendre, ni moi, ni ceux qui m'entouraient. De cette année 1975, je retiens cette douleur d'être au milieu des autres, cette sensation d'être perdue, ce besoin viscéral de me protéger en m'isolant, et ses longues nuits à pleurer.