Je ne suis plus amoureuse de personne, je regarde mes copines l'être. Et leurs histoires fort compliquées, et que je te couche avec l'un alors que je suis amoureuse de l'autre, et que je te cause de mon mec pour que tu me dises si tu couches avec, c'est trop compliqué pour moi. De toutes manières, je sens bien que tout ça ce n'est vraiment pas pour moi. Je n'ai pas envie d'être prisonnière de ces relations-là, je suis la fille aux confidences. La fille-témoin.

Olivier est mort cette année, mais je n'étais pas là pour encaisser sa mort bizarre, était-ce une overdose ? une rupture d'anévrisme ? Olivier était obèse. Il avait un sol en béton chez lui, sur lequel il entassait les ordures, comme d'autres entassent je ne sais quoi. Il vivait avec une jeune fille handicapée mentale, qui ne s'est pas aperçue tout de suite qu'il était mort, elle est venue frapper à la porte de sa voisine, qui m'a rapporté tout ça, ce qui fait que j'ai l'impression de l'avoir vécu, ça m'a obsédée longtemps, cette image de cette fille un peu bêbête, sans doute ébétée, qui disait à Dominique : "Il est tout bleu, il ne me répond pas". Est-ce que Dominique m'a dit ensuite qu'elle a été voir elle-même ? Je ne me rappelle pas. J'ai appris un nouveau mot : "cyanosé".

Comment s'appelait la petite amie de José ? Elle avait seize ans, peut-être plus, peut-être moins. N'empêche qu'elle était enceinte. Je l'ai envoyée chez ma gynéco, on s'est cotisées pour l'aider à payer l'IVG, je ne sais plus si c'est Dominique ou moi ou toutes deux qui sommes allées avec elle à la clinique, parce que José, lui, il ne s'en est pas mêlé, on était furieuses de sa désinvolture de mec. De l'autre côté de Paris, au sud c'était Nadine qui oubliait sa pilule, on n'avait pas eu besoin de se cotiser, elle appartenait à un autre milieu, plus fortuné, elle nous en avait parlé d'une façon quasi détachée de son avortement. J'étais horrifiée, mais je ne savais pas trop pourquoi. Il faut dire qu'on avait suffisamment milité pour le droit à disposer de nos corps, ça ne me semblait pas anodin quand même.

Il n'y avait donc pas de bébés à venir, pas d'enfants déjà nés, on se débrouillait, mais je ne vois pas non plus d'adultes plus mûrs autour de nous, chacun menait sa vie et nous laissait mener la nôtre, il y avait les profs à la fac, les patrons au bureau, les parents quelque part, mais nulle part, et nous, dans une sorte de no-man's land, la fin des années soixante-dix, une bien drôle de décennie, aux sabots de bois et vestes parme moletonnées, peace and love, si peu paisibles, si peu d'amour.