A l'âge où d'autres commencent à s'intéresser aux garçons. Je reste sage, discrète et introvertie. Je ne grandis pas. Je reste l'éternelle "plus petite "que l'on place devant pour les photos de famille, celle à qui les profs désignent d'office la 1ère place à la rentrée scolaire. Juste devant le bureau et l'estrade que je redoute tant.

Les profs ne cessent de me comparer à ma soeur. Mais je ne suis qu'une pâle copie. "Peut mieux faire" écrit en long en large et en travers sur mes carnets de notes. "Se contente du minimum" noté en rouge au bas de la page.

Oui, je me contente du minimum. Je ne fais pas de vagues, ni dans un sens, ni dans l'autre. Je m'applique à rester transparente, et j'y arrive la plupart du temps très bien. Ma soeur tient le devant de la scène. Aux réunions de famille c'est elle qui parle, qui capte l'attention. Plus facile ainsi pour moi de rester bien au fond, dans l'ombre de l'oubli.

Et puis il y a les dimanches chez ma grand mère. La famille se retrouve autour de la cuisinière. on se congratule. J'en profite pour m'asseoir sur la chaise, près de la porte, et je ne bouge plus. Je garde les yeux ouverts, un demi sourire, mais je ne suis pas là. Je ne veux pas qu'ils me voient. Je sais qu'ils vont me dire bonjour, puis qu'ils vont bavarder. Il y en aura un qui au bout d'un moment dira: elle est sage.... comme une image.... C'est ça, je suis une image, qui ne bouge pas, hors du temps, hors de portée de ces autres qui, dès qu'ils s'intéressent à moi, me font... Peur.

Le supplice ne durera pas longtemps, juste après le repas, nous aurons droit, ma soeur et moi, à partir jouer dehors.

Et nous partons, pour notre terrain de jeu. Pour y accéder, il faut grimper une bonne demi heure sur le sentier entre les rochers.

Le causse à perte de vue. J'en connais chaque recoin. Je pourrais dessiner la forme de chaque rocher les yeux fermés. Celui que je préfère, c'est la "casquette" il domine la vallée.

Il y a aussi le rocher en forme de tipie, qui abrite une minuscule grotte. c'est là que nous avons trouvé un jeune chien l'an dernier. Ma grand-mère l'a gardé quelques temps, puis donné à des voisins.

Plus haut encore, au milieu de ces champs jaunis par le soleil d'été, une croix plantée là affronte les caprices du temps. De l'autre côté, il faut encore marcher, traverser des champs, grimper des murets, marcher encore pour atteindre une cazelle qui défie les lois de l'appesanteur.

Une cabane de berger, au milieu de nulle part, un espace hors du temps, où j'aime me retrouver en compagnie de ma soeur, mon amie, mon ainée, ma complice. La seule dont je ne crains rien, dont je ne me cache pas. La seule finalement avec qui je suis entièrement moi puisque libérée du poids de la peur des autres. Finalement, ma béquille, sans que je le sache.