Cette année-là je n'habite plus chez mes parents. J'ai trouvé un petit deux-pièces sans salle de bains à proximité de mon lieu de travail et à mi chemin de la fac, au delà des fortifs du périphe. Je ne fais pas grand cas de ces trois petites informations de rien du tout, parce que je crois que tout cela est normal, et je ne mesure absolument pas toutes les répercussions qu'elles auront par la suite sur ma façon de me vivre, de me ressentir. Je me trouve "normale" alors que je suis complètement décalée, de plus en plus exclue et déboussolée, à m'épuiser sans même m'en apercevoir dans des combats perdus d'avance.

Tout d'abord, partir de chez mes parents. C'était pour moi un rêve, un rêve de "grande", je ne rêvais que d'être adulte, d'être autonome, ne pas dépendre de quiconque, vivre ma vie, quitter le cocon bourgeois et vivre selon mes convictions. Cela voulait dire vivre parmi les pauvres et les exclus, dans un quartier de misère, avec ceux que j'aimais de tout mon coeur et qui ne me le rendaient absolument jamais. Des paumés, encore plus malheureux que moi, qui ne me comprenaient absolument pas, et abusaient tant qu'ils le pouvaient de moi, sans intention, j'en suis persuadée, et aussi avec ma bénédiction.

A la fac, c'était encore un autre univers, plus policé, plus bourgeois, mais non moins violent. Les trois mois d'occupation des locaux au printemps précédent m'avaient totalement dégoûtée de la politique, les militants ayant fait preuve d'un tel ostracisme, d'un tel dogmatisme, d'une telle arrogance et m'avaient tellement abreuvée d'un discours totalitaire que je jurais qu'on ne m'y reprendrait plus (on ne m'y a plus jamais reprise). J'étais bien placée pour commencer à trouver les points communs rassemblant les extrêmes des deux bords, le département de russe et celui de droit que je fréquentais me permettant avec l'UER d'anglais de faire les passerelles.

Au boulot, l'après-midi, j'étais disciplinée et appliquée, une petite main efficace qui savait ce qu'elle faisait, qui appréciait d'être valorisée, et surtout de toucher un salaire qui lui permettait de payer son propre loyer, sa propre thérapie et d'entretenir ses propres vices.

J'étais coupée en mille morceaux, même pas en trois. Mon coeur éclatait chaque jour et Jérôme allait épouser Blueberry.