Ou la table de Mendeleiev...

Il y a des souvenirs qui s'accrochent à des années, je n'y peux rien. 1973, c'est indiscutablement Le Gaou Bénat, Lip, le Larzac, le putsch de Pinochet et la mort d'Allende, et encore tant d'autres choses qui feraient aisément croire à mon lecteur que je recopie pour partie les éphémérides de cette année-là. D'ailleurs, c'est le billet de Kozlika sur cette année-là qui m'a probablement décidée à participer aux Ricochets quand par la suite, la fée nous a lancé le défi de la suivre sur cette aventure étonnante qu'elle avait menée de son côté.

Peut-être parce que de la lire évoquer ses révolutions, les miennes ont surgi avec une force surprenante. Cette année-là je suis tombée amoureuse éperdue d'un des copains de mon grand frère, mais une amoureuse transie, qui ne va jamais oser faire le moindre pas vers lui, et va confier à son journal ses émois d'une façon assez pathétique. Pendant ce temps, ma cousine me confie les siens, en tous points égaux aux miens. Mais je me couperais la langue plutôt que de dire à quiconque de vivant ce que je vis, ressens et traverse. Une sorte de honte me paralyse. C'est un secret que pour rien au monde je ne peux trahir, et je ne saurais jamais que je vais désormais beaucoup plus souffrir de mes cachotteries que de mes amours elles-mêmes.

Je me réfugie sur le haut des rochers où personne ne peut me voir pleurer et frémir de toutes mes fibres exacerbées au delà du possible. Je me sens totalement incomprise alors que je ne suis qu'incompréhensions. Ce qui m'arrive est difficile à supporter, mais je le supporte grâce à mon silence, du moins je le crois. J'ai peur que si je dis la vérité à quiconque, je vais mourir immédiatement foudroyée, mais je ne sais pas pourquoi j'ai cette angoisse terrifiante et terrassante en permanence.

Je m'enflamme alors facilement pour toutes les causes qui en valent la peine. Je n'y comprends pas grand-chose, mais je sens confusément qu'elles ont besoin de la passion qui bouillonne en moi, alors que c'est moi qui ai besoin qu'elles assouvissent ce besoin de m'exalter. Mais là encore, il y a des vetos, des barrières qui se dressent, je suis jugée trop jeune par chacun, on refuse de me donner les clés pour comprendre et pour vraiment m'engager en connaissance de cause, je suis les mouvements et ne me sais pas utilisée. Je crois être au coeur de choses importantes, et déjà je me sens rejettée, repoussée, négligée. Je compte pour du beurre, alors que je bous d'une eau forte et sincère.

Dans la petite Daf rouge l'un des trois garçons me dit "Tais-toi, tu chantes faux", ou bien m'a-t-il dit que je leur cassais les oreilles ? Je n'ouvrirai plus la bouche jusqu'en 1984.