Samedi 18 mars 1972
Ce soir je commence mon journal. Pas exactement un journal. Je n'ai pas la prétention d'écrire un journal comme bien d'autres l'ont fait avec succès. Je ne me forcerai même pas à écrire régulièrement. Ce ne sera pas un journal parce que je ne raconterai pas mes journées exactement, mon petit carnet étant là pour ça. Je rapporterai simplement ce que j'aurai envie de dire pour cette journée de ma vie, des réflexions ou des pensées qui me seront venues. Je n'écrirai pas non plus en ordre : je sais mieux penser qu'écrire et que m'exprimer en général. Je n'ai pas l'intention de montrer un jour ce journal, si je peux ainsi l'appeler. Sans doute si j'ai voulu faire ça, c'est pour m'aider à croire au "rôle" que je me suis donné, à vaincre mes nombreux défauts et à parvenir à mon idéal. J'ai choisi le vert par ce que c'est la couleur de l'espérance.
Voici le tout premier paragraphe d'un très long ouvrage construit au fil des années et conservé miraculeusement intact tout au long de toutes mes pérégrinations. Il s'agit d'une collection de vingt-trois cahiers Clairefontaine, effectivement pour la plupart vert Granny Smith mais aussi violet, sans que je me souvienne si le passage à cette couleur de deuil a correspondu à une décision documentée ou pas quelques années plus tard.
J'étais donc moins précoce que Samantdi, même si déjà, la même année qu'elle, j'avais commencé à tenir ces fameux petits carnets où je consignais les événements au quotidien, de façon très factuelle, et désormais totalement inaccessible à mes yeux devenus presbytes.
Mais ces cahiers de cent-vingt pages chaque, eux, sont lisibles, du moins leur écriture d'écolière de bonne tenue sur grands carreaux, à l'encre bleue qui n'a pas succombé aux années écoulées, comme quoi l'encre Waterman est de bonne qualité tout comme ce papier haut de gamme déjà à l'époque qui s'est avéré un excellent choix pour sa conservation. En revanche, ce qui mérite moins le passage à la postérité, c'est sans doute le contenu. Là où Samantdi reconnaît que dans ces archives précieuses son talent a vu le jour, je ne reconnais quant à moi qu'un effrayant creuset désespérant d'états d'âme très déprimant et indicateur d'une tristesse constante et d'un état dépressif insupportable à relire. La jeune fille qui se confiait à ces cahiers ne parle d'elle qu'en reproches, qu'en regrets, qu'en auto-dénigrements.
Dimanche 8 avril
J'avais l'intention de t'emporter à Grézels mais j'ai oublié. C'est d'ailleurs bien dommage car j'aurais eu bien des choses à dire. J'avais raison. Katherine et moi avons eu l'explication prévue. On ne pouvait pas s'entendre toutes les deux. C'est sans doute mieux ainsi, on ne s'est pas gênées mutuellement, mais je me demande quels vont être nos rapport une fois rentrées en classe (demain) ? Moi j'ai toujours les mêmes sentiments à l'égard de Katherine et je me souviens exactement de bien des moments que nous avons passé ensemble. En vérité, ce n'était pas une amitié parfaite. Je ne sais pas ce que Katherine pouvait bien me trouver. Moi je l'aime autant qu'avant. Bien sûr j'ai eu un peu de peine mais c'était ridicule puisque je savais qu'elle ne m'adorerait pas éternellement. Tout est donc pour le mieux, et on ne s'est pas trop disputées. Le divorce dans ce cas n'est pas une mauvaise chose. Maintenant mon but idéal serait de me mettre dans la peau de ce personnage que je me suis fixé. J'ai déjà bien en vision mon appartement mais donner à mes agissements une signification correspondant à mon rêve est encore un pas à faire. Je suis persuadée que cette idée m'aidera en plusieurs choses. Pendant ces vacances j'ai pris des résolutions. Notamment de ne plus être une "rien du tout" ; il faut absolument que je maigrisse et que je ne reste pas laide, que je ne continue pas à débiter des sottises ; ce en quoi, mon "rôle" je l'espère m'aidera. Il faut que je me mette bien ça en tête et que j'ai un minimum de confiance en moi. J'ai décidé d'être le moins hypocrite possible et de profiter de mes moments de liberté pour tout.
/.../
Mon intention initiale de ne pas montrer ces cahiers était certainement sage, mais contrairement à ce qu'est trente-cinq ans plus tard devenu le blog, elle a certainement concouru à produire l'effet inverse de ce que je recherchais, à savoir m'améliorer. Ces cahiers m'ont permis de garder la trace d'une terrible descente complaisante dans des états qui n'auront jamais été diagnostiqués, sans doute à cause de cette tentative si réussie de ma part de "jouer un rôle" en permanence, et de cacher, toujours cacher surtout, la réalité de mes émotions. Je vivais dans un monde terriblement silencieux, et à la claire fontaine, j'ai trouvé l'eau si claire que je m'y suis noyée.
7 réactions
1 De Jean - 06/07/2007, 21:51
Imaginez ma surprise lorsque vous évoquez ce nom, ce lieu (code postal 46700, est-ce bien lui ?)
L'après-midi s'achevait, ma femme, mes filles, les châtelains charmants, nos rires, quelle belle soirée !
Un lecteur fidèle.
2 De Otir - 07/07/2007, 19:31
Mais oui, Jean, il s'agit bien de celui du Lot (je serais bien incapable de dire s'il s'agit de ce code postal là, à l'époque, nous n'utilisions pas encore ces chiffres codés), et je ne rappelle pas de châtelain cependant, ni même de château, plutôt un vraiment tout petit village de rien du tout, avec un boulanger, et nos vélos solex noirs.
Evoquer le château me fait plutôt penser à celui de Bonaguil, où nous allions faire des randonnées à cheval.
3 De Jean - 07/07/2007, 22:29
Cette coïncidence m'amuse, qui peut connaître ce minuscule endroit ?
Août 1976 : nous étions partis de bon matin du sud-est de la France car nous allions en Bretagne. Il n'y avait pas d'autoroute pour accélérer le trajet et nous avions eu envie de passer par ce village qui porte notre nom (nous avons gardé l'accent aigu mais un de mes ancêtres a perdu le s final !). Nous arrivons donc en ce lieu et nous apercevons le château. Une énorme bâtisse ocre, rectangulaire, immense, surplombe quelques vignes… Nous avons envie de voir, je sonne au portail, une jeune femme m'ouvre, mon nom nous sert de sésame… La jeune femme nous présente à son mari. On devine qu'ils sont les nouveaux propriétaires et, très gentiment, ils nous font visiter quelques pièces qu'ils sont en train de restaurer, entre autres des caves voûtées en briques roses, spacieuses, splendides, vraiment très belles (ce rose clair, si doux ! l’espace, les proportions, les courbes, les couleurs…).
Cette région est si belle et si bien située que nous sommes plusieurs fois repassés par là, mais je n'ai plus jamais osé agiter la cloche. (Il y avait un très très bon petit hôtel dans les hauts de Puy-l'Evèque !-)
4 De Otir - 07/07/2007, 22:44
Jean, quelle belle histoire ! Et combien ces carnets portent donc bien leurs noms puisque mon caillou, un peu brut et rugueux d'un souvenir ma foi plutôt triste, a ricoché à la surface de ce village qui m'a laissé tant et tant de souvenirs de vacances bien plus merveilleuses que mon billet ne le laisse paraître.
Et voici que 4 ans et demi plus tard, quelqu'un venait à la rencontre de ce souvenir pour en fabriquer un bien joyeux, et nous nous retrouvons ici toutes ces années plus tard, avec ce patrimoine commun.
Allez, avouons, la Terre est finalement bien petite :-) !
5 De Jean - 08/07/2007, 14:56
Merci Kozlika !-)))
6 De Kozlika - 08/07/2007, 15:39
Merci à vous.
Je commente chichement, c'est peu dire, mais je vous lis avec fidélité et bien souvent avec tendresse.
Un bien joli ricochet de Jean pour Otir !
7 De andrem - 11/07/2007, 17:42
Je suis Biron, et Bonaguil mon voisin est encore en Périgord. Lorsque je passais la frontière du Lot, c'était en conquistador, entrer dans Cahors la tête haute après avoir traversé Puy-l'Evêque et volé la départementale huit.
Les sabots de mon vélo faisaient retentir le pavé de Valentré.
Oui je le vois, le château de Grézels, je le vois encore aujourd'hui du fond des souvenirs que vous réveillez à votre tour.
C'était toujours plus difficile de rentrer. Vent de face, parfois la pluie qui mouille les lunettes, et les traversées des cingles qui font monter et descendre la route quand tombe la nuit.
Après la conquête arrogante, la retraite de Russie.
Mais quels souvenirs se pressent le long de la rivière, sous les falaises blanches au pied des collines, ou dans la verdure chatoyante des fonds humides. L'herbe y était haute, les couleuvres apeurées, et les corps attirés.