Moi, je n'étais pas encore pubère. Mais mon amie Isabelle l'était. Et ce séjour à la montagne a scellé bien des tragiques destins de nos corps et de nos coeurs en chantier. Le sang des règles allait tâcher les draps et déclencher les foudres de son père en pleine nuit, je me terrais au fond des miens trop effrayée pour oser me lever et aller l'aider dans la salle de bains. Lâcheté d'enfant manipulée. Je la regrette encore, cette lâcheté que j'ai cultivée ensuite sans le savoir pendant des années.

Lâcheté encore de ne pas m'opposer aux petits déjeuners pantagruéliques qu'il nous imposait au prétexte qu'il faisait moins vingt degrés, et qu'il était hors de question que nous partions sur les pistes sans avoir ingurgité les six croissants et pains au chocolat qu'il avait rassemblés pour nous sur la table : je revois avec une horreur mêlée de colère ces trente-six viennoiseries, et je me demande si je n'hallucinais pas, si je n'ai pas inventé ce souvenir pour couvrir ce qui allait devenir, est-ce si étrange, autant chez Isabelle que chez moi, des troubles du comportement alimentaire qui nous ont hantées chacune de notre côté, pendant des années en parallèle et en miroir, oscillant de l'anorexie à la boulimie, et alternant surtout les variations inquiétantes de poids, mais ceci est une autre histoire, bien au-delà de l'année en question et du souvenir que j'évoque ici.

Lâcheté toujours de ne pas m'insurger contre les insultes qui fusaient quand il fustigeait ceux des enfants qui avaient laissé des poils de pubis dans la baignoire commune : je ne pouvais prouver que je n'étais pas en cause, et nous n'étions plus que deux, moi et le plus jeune des garçons de la tribu présente à nous dédouaner en ne nous mêlant surtout pas du nettoyage de la salle de bains en question. Mais le mot pubis est devenu un mot sale, un mot évocateur de cris colériques et de menaces. A l'aube de ma puberté, j'étais jetée contre un mur maculé et effrayant, pleins d'ombres menaçantes où la stature de l'homme domine et fait peur.

Les lumières de 'hanouka pour la première fois de ma vie allaient m'apprendre qu'il y a de l'espoir et que de l'obscurité peut naître la lumière. J'étais enchantée. Mais hélas, avant la fin des huit jours programmés, un deuil soudain dans leur famille allait écourter notre séjour. Il se dressa à nouveau dans notre univers sortant de l'enfance, pour nous terroriser et nous harceler d'un chronomètre inexorable tandis qu'il supervisait la confection hâtive des bagages pour rentrer. Le temps m'était désormais compté et je ne le savais pas.