C'est une année en forme de tournant, ou même de croisement, de bifurcation.

Je suis à un carrefour : professionnellement, je me débrouille bien mais j'en ai souvent assez de faire cours à des enfants si tranquilles, à des fils de bonne famille qui réussiraient aussi bien sans moi. L'envie de demander ma mutation vers une ZEP me taraude mais j'ai peur de ne pas assumer, d'y laisser des plumes et de regretter ce choix.

Depuis le départ de Jules, j'ai l'intime conviction que je n'aurai pas d'enfant et que je ne fonderai pas de famille. D'ailleurs je vis seule et sans le moindre amant ni amoureux. Le désir même a déserté, mes fantasmes les plus joyeux se sont éteints, je suis sèche et stérile comme un vieux parchemin. Jules a emporté tout ce torrent de passion et de folie avec lui.

Je me demande ce que je vais faire de ma vie, je me demande pourquoi le compteur n'affiche que 37, comme la vie est lente. Je me sens tellement vieille. J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.

Un jour que je déambule dans une grande librairie, je suis abordée par une vieille dame habillée de couleurs très vives, qui tient un stand. Elle me demande si je m'intéresse aux enfants et si je pense que la lecture est importante. Elle me propose d'acheter un livre pour l'association qu'elle représente, ce livre sera ensuite lu par des bénévoles dans une bibliothèque de rue.
Ce qui me frappe, c'est la gaieté de cette femme, elle me fait penser à la Maud d'Harold et Maud. Elle a un chignon de cheveux blancs, très flou, très féminin, et des vêtements originaux et colorés. Elle parle avec vivacité. Elle attire mon attention, et je me mets à l'écouter. Elle me donne les grandes lignes de cette association. En fait, c'est un mouvement international, qui lutte contre la misère et l'exclusion. Elle me donne des documents, elle me propose d'assister à une réunion du groupe de notre ville.

Rentrée chez moi, je lis la documentation, je suis tout de suite intéressée. Une sorte de déclic se fait en moi : il faut que j'aille voir ça.
Cependant, les contretemps se succèdent et je ne parviens pas à remettre la main sur la jolie dame au chignon ni ses collègues. Du coup, je m'adresse au groupe national qui me propose de partir une semaine à Marseille. Nous sommes au seuil de l'été, j'accepte et me voilà embarquée pour un engagement qui est, neuf ans après, au centre de ma vie.

Après ce séjour marseillais je parviens enfin à rejoindre le groupe de ma ville. Je découvre des gens passionnés, originaux, bigarrés. Notre engagement nous lie malgré nos différences. De fous-rires en prises de bec, de combats communs auprès de gens en situation d'exclusion, de pique-nique en réunions, j'apprends à composer avec certains qui jusqu'alors me semblaient des ennemis, des étrangers à mon monde.

L'engagement sur le long terme nécessite des compromis. Sinon, on claque la porte très vite. En effet, avoir un idéal théorique ne suffit pas quand il s'agit de donner de son temps et de son énergie, d'affronter des situations parfois conflictuelles, de se retrouver aux côtés des gens dont personne ne veut, que personne ne voit, et dont on pense que leur destin est tout tracé.

Mais vraiment, ça vaut la peine.

Plus jamais je ne me suis demandé ce que j'allais faire de ma vie : il y avait devant moi un chantier pharaonique et je m'y suis attelée.