Rue de Lancry. Le plan de Paris est sorti, une recherche dans l'index alphabétique des rues, plan n° 10, D5. M° Bonsergent. A l'époque, pas de Mappy, juste le petit carnet à la couverture plastifiée bordeaux, tellement manipulé que quelques pages se décrochent de la reliure cousue. Nous voilà à la sortie du métro boulevard Magenta, la tête en l'air à la recherche du soleil pour nous orienter. Caler le plan sur les artères réelles. Chercher le sud. Rue de Lancry, au 10 (?), un imposant bâtiment Art-Déco. Tout en carrelage, on dirait une piscine. Nous nous engageons sous le porche. Ascenseur, 4ème étage. Nous sortons sur une coursive extérieure donnant dans la cour intérieure. Calme, sons clairs et lumière crue. Les portes rouges ressemblent à celles de cabines de bain. Nous ne regrettons pas notre déplacement. Nous ressentons.

L'annonce était étrange : duplex, 3 pièces, 85 m², réception-dressing, séjour/cuisine américaine, 2 chambres. Réception, réception ? Ça veut dire quoi ? La voix du propriétaire était empruntée, mais chaleureuse. On verra. Nous y sommes, nous sonnons. L'homme qui nous ouvre à une cinquantaine d'années, un bon embonpoint, le crâne chauve, une chemise de soie ouverte sur une poitrine imberbe. A la recherche d'un appartement, nous plongeons dans un temps perdu, tout au moins inconnu, nous venons de rencontrer le baron de Charlus. Il nous jauge, comme nous le jaugeons. La réception est une entrée dans notre jargon à nous. Une entrée toute de velours rouge tendue, affublée d'un placard vide outre de nombreux cintres vierges prêts à accueillir les manteaux des invités à la réception qui se tiendra ce soir. L'ambiance est chaude et sombre : aucune lumière, tout ce rouge est oppressant. Qui est-il ? Homosexuel nanti et notoire ? Qui sommes nous ? Un jeune couple avec enfant à venir. Il semble incrédule lorsque nous précisons que la bosse qui déforme mon ventre annonce notre troisième enfant. Peu concevable pour son imaginaire, semble-t-il. Nos vies quotidiennes ne doivent pas se ressembler. Deux univers, deux systèmes de conventions divergentes en présence. Il n'ose projeter son logis envahi par des enfants, nous avons autant de mal à concevoir notre marmaille, les doigts crasseux de biscuits à la cuillère prémâchés, rampant sur sa moquette confortable. Les uns comme les autres savons dès l'entrée que nous ne ferons pas affaire, mais la curiosité mutuelle nous pousse à prolonger la rencontre, cet instant où nous apercevons un autre si différent de nous, pour en garder une image Polaroïd. Notre hôte ouvre les portes qui conduisent aux chambres et à la salle de bain. Moquette épaisse, tableaux aux murs, marbre, luxe. A peine déçus de l'inadéquation de ce logement à nos projets, nous nous transposons en visite dans un musée d'arts décoratif. Il nous conduit vers l'étage supérieur. L'escalier est couvert de moquette léopard, sur les contreforts de chaque marche, une applique lumineuse. Irréel. Ça doit être beau de nuit. Nous pourrions faire demi-tour pour ne pas lui faire perdre son temps, mais nous prolongeons le voyage dans l'ailleurs.

J'aurais envie de revenir en soirée. Une bonne me déchargerait de mon étole, découvrant mes épaules nues sous une robe longue de soie beige, elle pendrait le pardessus de mon mari dans le dressing et d'un geste de du bras nous guiderait vers l'étage. Un peu impressionnés, nous nous engagerions dans l'escalier lumineux, le bruit de mes chaussures à talons serait atténué par la moquette épaisse léopard, attirés par les voix graves et chaudes, les rires perchés, le son d'une bouteille de champagne qui se déboucherait, le cliquetis des coupes, sur quelques accords de blues, musique d'ambiance... En haut des marches, dans le vaste séjour luxueux subtilement éclairé, quelques groupes constitués, visages enjoués, yeux brillants, tenues clinquantes. Ne connaissant personne, nous chercherions des yeux le maître de maison... Il serait dans la cuisine avec un autre convive, un shaker dans les mains, surveillant le four plein de petits fours apéritifs procurés chez le traiteur. Il interromprait sa conversation pour nous recevoir: « Ah vous voilà ! Je suis si heureux que vous soyez là. Mettez vous à l'aise, servez vous au bar, j'arrive... »

Rien de tout cela n'est ni ne sera. Nous ne serons jamais là pour cela. Nous sommes dans un appartement dans lequel nous n'habiterons jamais, nous rencontrons un homme que nous ne croiserons jamais plus dans notre environnement familier. Tous trois poursuivons ce qui est amorcé, ce pourquoi nous nous sommes déplacés, ce pour quoi il nous a ouvert la porte : l'écriture puis la lecture d'une annonce immobilière. A l'étage, le séjour est effectivement luxueux, la cuisine rutile de chromes. Sans conviction et par principe, il tient son rôle, nous montre tous les avantages des divers équipements. Les mains sales de mes enfants continuent à se poser dans mon esprit sur les diverses surfaces éclatantes... Mais nous tenons notre rôle, nous observons, nous écoutons. Le quart d'heure règlementaire passé, il nous raccompagne à la porte. De chaque part, nous avons tous joué le jeu, sans faute. Son appartement, tout magnifique qu'il soit, ne correspond évidemment pas à notre recherche. Il veut bien nous croire. Nous le remercions pour sa visite... Quelques euros pour le guide ?

Dehors, nous reprenons notre respiration que nous avions quelque peu retenue. Nous sourions au soleil. Drôle de visite. Bon moment, même si nous n'étions ni les uns ni les autres très à l'aise. L'inconnu n'est jamais facile à appréhender...

En 1997 et début 1998, j'ai visité 80 appartements, avant de dénicher celui qui serait le nôtre. Au delà de ces éventuels futurs espaces de vie, au delà de mon imaginaire galopant - comment caser 5 personnes dans 85 m², ça demande quelques concessions, quelques transformations en projection, qui trottent en tête alors qu'on semble écouter le propriétaire qui nous vente les avantages de son habitation-, j'ai rencontré beaucoup de gens, des gens qui me ressemblaient parfois mais bien plus de gens différents. Ce sont eux qui ont marqué ma mémoire. J'ai beaucoup aimé cela : réaliser que la vie des uns et des autres est si variée et cependant acceptable, chercher dans les environnements matériels des indices d'altérité. Me satisfaire de mes impressions, sans obligation jamais chercher l'adéquation de mes ressentis avec une réalité, qui ne serait jamais mienne. Ne jamais juger, juste observer et intégrer la différence.