L’EXAMEN.‎

Les baignoires ne se videront pas, les trains ne passeront jamais à midi à la gare du Creusot, le ‎marchand vendra plus de pommes dans sa journée qu’il en avait le matin dans son panier ; tout le ‎monde me montrait du doigt avec mes fautes de calcul alors que je savais bien, moi, qu’il faut savoir ‎vendre plus que ce qu’on a pour réussir, alors que je me demande encore ce que j’aurais bien pu faire à ‎midi en gare du Creusot, alors que je préférais me prélasser dans le lait d’ânesse tel un Cléopâtre ‎rachitique au nez trop long plutôt qu’ouvrir la bonde à dix-huit litres par minute.‎

J’ai passé l’examen dans cet état là. J’avais récupéré ma première paire de lunettes, la monture la plus ‎laide de l’histoire des montures de lunettes, mais remboursée.‎

Dix ans mais assez grand pour affronter les rites de l’excellence républicaine, puisque tu veux à toute ‎force que j’utilise cette grandiloquence. Elle n’existait pas à l’époque, la grandiloquence. On ‎n’employait pas de mots pompeux pour désigner ce qui semblait alors si simple et qui, aujourd’hui ‎disparu d’être trop rabâché, a perdu son sens. Les mots ne suffisent pas à faire revivre ce que ‎l’indifférence, le mépris ou la haine ont finalement abattu, aussi prétentieux soient-ils. Leur prétention ‎même est la marque du mépris qu’ils tentent de dissimuler. Leur dérisoire prétention.‎

Il s’agissait de passer l’examen d’entrée en sixième.‎

Par soucis d’anonymat et d’égalité, tout le monde était dispersé à travers la région parisienne et je me ‎suis retrouvé en terminus d’une ligne inconnue, au fond d’une banlieue dont l’idée qu’elle pouvait ‎exister ne m’avait jamais effleuré. Le lycée qui m’attendait pour l’épreuve n’était pas loin de la station, ‎et les indications cartographiques détaillées accumulées pendant une semaine par mon papa ne me ‎laissaient aucune chance de me perdre.‎

Ce fut une longue journée. Rédaction, dictée, calcul écrit, calcul mental, histoiregéo en un seul mot ‎comme toujours, bref tout le bagage du CM2 à vérifier. Evidemment je ne me souviens de rien sinon ‎que j’ai à peu près su : les baignoires se sont vidées dans les temps, le train est arrivé à l’heure au ‎Creusot, et le marchand de pommes a vendu son stock.‎

Mais parlons de la dictée ; un texte de Gide. André Gide, une histoire d’enfance à lui, où il était ‎question d’une bille au fond d’un trou dans une cloison, même qu’il a laissé son ongle pousser pour la ‎récupérer. Je me souviens de son ongle. Je n’y suis pour rien, c’est Gide qui raconte, la bille est son ‎problème, moi j’essaie juste de ne pas faire trop de fautes. C’est drôle comme je me souviens.‎

Il était aussi question de l’abnégation de sa mère, à cet André là. Comment écrire abnégation, à dix ‎ans, tu l’aurais su, toi ? Déjà que j’ai du mal à définir le mot en une phrase sans aller chercher ‎Monsieur Robert, alors l’écrire correctement ! Dans les questions d’explication de texte qui suivaient, ‎tu sais bien le fameux « qu’a voulu dire l’auteur ? », il a dit ce qu’il a écrit mais cette bonne réponse ne ‎convient jamais à ces messieurs, il m’était demandé la définition du mot abnégation. Il fallait que la ‎question me tombe dessus à moi comme aux milliers d’autres dans mon cas.‎

Depuis que j’écris je n’ai jamais eu l’occasion d’écrire ce mot, à moins d’un exercice oulipien où il ‎serait imposé. Faites une phrase de vingt mots en y plaçant de façon crédible et fluide les deux mots ‎suivants, Anticonstitutionnellement, Abnégation. Tu noteras que la question est une bonne réponse.‎

Mes parents étaient furieux du sujet. Déjà ils détestaient Gide et j’ai compris beaucoup plus tard ‎pourquoi, et questionner un nenfant sur un mot pareil relevait de l’abus de position dominante ou ‎quelque chose d’horrible de ce genre. Parce que j’étais un nenfant, comme ils disaient. Les gros titres ‎de journaux du lendemain criaient au scandale, enfin, surtout le figaro.‎

Le nenfant a réussi l’examen qui fut supprimé deux ans plus tard. Je n’en sus rien, trop occupé à me ‎faire une place dans l’enseignement secondaire débordé par les baby-boomers qui s’annonçaient ‎depuis dix ans mais que personne n’avait prévus, comme d’habitude.‎

1956 FIN.