Je me suis arrêtée en 1998... Avant, c'est une autre vie. Je crois que j'aime bien penser ma vie comme les tomes d'un livre. Et c'est ainsi que je la ressens, de ma naissance à 1998, est le premier, de 1998 à la naissance de ma fille est le deuxième, et la naissance de ma fille ouvre ce troisième qui s'écrit chaque jour dans mes veines, et de la veine j'en ai.

Parce que ce premier tome est un livre en soi, je reprend le fil dans l'autre sens et au lieu de remonter le cours de ma vie comme je l'ai fait jusqu'à présent, je m'en vais le descendre. "Je m'en vais ... le descendre" Je l'ai quitté ce temps, et je l'ai tué aussi. Ou peut être l'ai je enterré vivant, car pas d'autre choix, le passé ne s'efface pas, ne disparait pas, ne meurt pas. J'ai trop de mémoire et puis tout bien considéré j'aime me souvenir. Je l'ai enterré vivant donc après l'avoir bien trituré dans tous les sens, haché, mixé, mis en pièce, en bouillie, lyophilisé, reconstitué. J'ai fini par l'enterrer, j'ai mis une jolie pierre tombale, j'ai écrit une épitaphe. Alors revenir dessus c'est étrange, c'est comme venir déposer des fleurs au cimetière, longtemps après le deuil, pour parler encore un peu avec ce que l'on garde en soi d'un familier décédé.

Je suis née le trente novembre mille neuf cent soixante dix. l'hiver est neigeux. Autour de ma naissance il y a quelques phrases que j'ai entendu et ré-entendu encore, qui forme une sorte de légende, au sens légendaire mais aussi comme un texte en bas de la page. Une légende à décoder bien sur, qui cache derrière son masque des secrets de famille, de ceux que personne ne prendra la peine de révéler. Parce que chez moi, des secrets, il y en a à la pelle, et certains suffisamment violents pour monopoliser la révélation. Les secrets de ma naissance sont restés des doutes. C'est ainsi que j'arrive, ainsi que je vais me définir longtemps, comme le doute. J'ai fait de "je pense donc je suis", " je doute donc je suis"...

"Tu es la fille de l'instituteur", cela accompagné de grands éclats de rire. La légende c'est que mon père représentant de commerce était plus souvent sur les routes qu'à la maison, ma mère s'occupait des parents d'élèves et s'entendait très bien avec monsieur l'instituteur. Dans un petit village les ragots vont vite, aussi quand ma mère est tombée enceinte, les rumeurs allaient bon train. Mes parents riaient en parlant de cela. Moi j'ai parfois espéré être la fille de l'instituteur, peut être un peu plus que n'importe quelle autre enfant, parce que mon père... mais cela j'en parlerai plus tard. En tout cas derrière leur rire j'ai appris des années plus tard à lire que cela avait compté, conté, dans notre histoire, dans notre inconscient collectif, mon doute originel.

"Après toi, je n'ai jamais retrouvé ma taille de jeune fille" Ou une variante " Après ta soeur j'avais eu du mal à re-mincir et quand enfin j'y suis parvenue, je suis retombée enceinte de toi, après je n'y suis plus jamais arrivée". J'ai, en quelque sorte, définitivement tué la jeune fille qu'était ma mère, j'ai fait d'elle définitivement une mère, plus rien qu'une mère, plus tard quand moi même je deviendrais une femme, elle sera vieille, plus tard quand je deviendrais mère, elle sera sénile...

"Heureusement que tu étais une fille, si t'avais été un garçon, ça aurait fait soit un macho, soit un pédé". Dans celle ci, il y a tant de chose... D'abord l'emploi du passé, j'étAIS une fille, je nétAIS pas un garçon, je suis devenue asexuée... Androgyne disait mon père...
J'étais la cinquième roue du carrosse, la roue de secours. J'étais le dernier espoir de garçon, une déception refoulée, latente, gênante... Mais les garçons n'avaient pas de place chez nous. Entre macho et pédé, aussi indésirable l'un que l'autre, il n'y avait pas de place. Ce n'est surement pas un hasard si nous sommes une fratrie de filles.

Voilà quelques extrait de la légende, ceux qui m'ont marqué. Je sais aussi que j'étais la petite soeur, la petite dernière, enviée, cajolée, protégée, aimée. J'ai eu plein de mamans, attentionnées, câlines, autoritaires, cruelles, protectrices, des mamans trop jeunes pour l'être mais pleines d'amour. Notre force c'est que nous étions ensemble et que la solidarité nécessaire à notre survie a dominée les rivalités inhérentes à la fratrie.

Je suis née le 30 novembre 1970, j'aime cette date comme j'aime la vie. Elle est heureuse mon enfance vous savez, en tout cas longtemps elle m'a semblé heureuse. La force de l'innocence, ne pas savoir que cela aurait pu être mieux, ne pas savoir l'injustice, vivre le moment présent. Il en faut des tranches de vie pour retrouver cette faculté qui nous rend si fort face à l'adversité.