L’IMMIGRE. ‎ En cours d’année, un nouveau a débarqué en classe. José. Nous ne comprenions rien à ce qu’il disait, ‎même pas la maîtresse, une alsacienne qu’on ne comprenait pas bien non plus. Quand il disait son ‎prénom nous entendions quelque chose comme Rossé en encore plus crachat, ce qui ne correspondait pas ‎au mot écrit au tableau : José. Elle l’avait écrit au tableau pour être sûre, et elle nous l’avait lu : ‎Chossé. Comment veux-tu que nous ayons pu nous y retrouver ?‎

Du coup, fatalement, nous ricanâmes. Le José restait tapi dans son coin et nous avions remarqué que la ‎maîtresse ne s’occupait pas vraiment de lui. La moitié d’entre nous était constituée de petits arméniens ‎de la deuxième génération d’après le génocide ; les hauts d’Issy en étaient peuplés, mon père disait ‎quand nous y allions, le meilleur boucher de la région y officiait arménien lui aussi, nous allons à ‎Tiflis. C’est la seule fois de ma vie que je l’ai pris en flagrant délit d’erreur géographique. Depuis je ne ‎m’en défais pas, Tbilissi est en Arménie. Et Erevan à tous les vents. Mon père n’y mettait aucune ‎malice, au contraire il aimait bien ainsi changer de monde en traversant trois rues, sans parler du rôti ‎fondant du dimanche, ou du gigot, ou ce que tu veux de toutes façons tu l’aurais eu.‎

Alors voilà, les arméniens échappés du massacre se moquent de l’espagnol juste sorti de son camp de ‎Perpignan, là sous mes yeux et je n’en verrai l’absurdité que plusieurs siècles plus tard. Quelque chose ‎d’inconnu a fait que je me suis rapproché de ce garçon asperge. Curiosité, pitié, malaise des autres, ‎instinct d’explorateur ? Il avait deux ou trois ans de plus que moi, ses préoccupations étaient celles ‎d’une autre planète comme sa langue, il avait les yeux sautillants de qui ne sait d’où va venir le ‎mauvais coup. Son regard insaisissable ne me voyait pas vraiment, il traversait ma transparence vers ‎quelque paysage invisible peut-être encore quadrillé de barbelés.‎

Voilà ce dont je me souviens : des barbelés dans ses yeux.‎

La manœuvre d’approche a échoué au bout de quelque temps. Combien ? Quelque temps. Trois jours, ‎trois semaines, trois mois, je ne sais pas. De ne pas savoir, et de ne rien savoir d’autre sur lui me font ‎craindre que ce ne fut que trois jours.‎ Trois jours pour me pencher au dessus d’un puits où gisait José l’immigré, et reculer.‎

à suivre.