Je vis toujours à Beauregard. Je dois choisir parmi tous les beaux souvenirs de cette année là. Je pourrais parler de nos parties de cache-cache dans la vielle demeure, de nos escapades dans la campagne. je pourrais vous décrire nos dimanche d'automne, lorsque nous nous levions à l'aube pour aller aux champignons.

Je pourrais vous raconter l'odeur de la confiture fait maison, de nos courses poursuites dans les prés. J'aurais tant de choses à dire qu'un seul ricochet pour cette année là n'y suffirait pas. Mais comme il faut faire un choix, je vais prendre mes plus beau pinceaux et mettre de jolies couleurs sur une journée ordinaire, un journée d'école.

Chaque jour, maman se lève sans bruit et se dirige vers la cuisine. Elle s’empresse de rallumer la cuisinière.

La veille, elle a pris la peine de bourrer le foyer de charbon, afin que la chaleur se diffuse une bonne partie de la nuit. Au matin, il ne reste que des braises. Elle souffle dessus pour raviver le foyer et rajoute du charbon.

Elle approche ensuite deux chaises près de la cuisinière. Elle étale dessus nos vêtements, afin qu’ils soient réchauffés par le feu, puis elle vient nous réveiller doucement :

-“Levez vous, c’est l’heure. Venez vite près du feu, il fait un froid glacial dans cette chambre!”

Après s’être étirées longuement, ma soeur et moi nous précipitons, pieds nus, sur le sol dallé, courant vers la cuisine, voulant chacune être la première à se pelotonner sur les chaises, près du feu.

Pendant que notre mère prépare les chocolats fumants et les tartines de pain de campagne, débordant de confiture, nous enlevons nos chemises de nuit et enfilons les vêtements à la hâte, avec un sourire de bien-être à mesure que la chaleur réchauffe nos corps engourdis de sommeil.

Puis nous nous installons à table, et là, le rituel du petit -déjeuner commence. Maman a fait bouillir le lait frais afin qu’une fine pellicule de crème se forme à la surface. A l'aide d'une grande cuillère, elle a raclé avec application la surface du liquide. Elle a ensuite disposé la crème appétissante dans deux petits ramequins qu’elle a posés à coté de nos bols, prenant soin de mettre la même quantité de crème à chacune de ses filles. Maman verse le lait bouillant dans les bols. Une agréable odeur de chocolat chaud envahit alors la cuisine.

Ma soeur prend son ramequin et se délecte de la crème, qu’elle mange goulûment, laissant des traces blanches aux coins des lèvres, les yeux pétillants de plaisir, puis elle s’attaque à ses tartines, tout en discutant de ce que nous allons faire après l’école.

Moi, je prends mon temps pour déguster mes tartines trempées dans le lait chaud. De temps en temps, je plonge ma petite cuillère dans le ramequin et déguste la crème entre deux bouchées de tartines. Quelquefois, je mets une épaisse couche de crème par-dessus la confiture, et si je ne vais pas assez vite à son goût, ma soeur me propose immanquablement de finir le contenu du petit ramequin.

Après le déjeuner copieux, et un débarbouillage très approximatif au dessus de l’évier de la cuisine, nous sortons dans la cour, courant après les poules et les canards, attendant que maman nous rejoigne. Flika, le chien, qui a bien grandi durant l’hiver, jappe d’impatience, comprenant que le moment est venu pour lui de gambader à nos côtés.

Maman détache le chien, et nous partons toutes les trois sur le chemin de terre, remontant la colline, vers le village.

Nous courons devant, lançant des bâtons au chien qui se précipe et les rapporte fièrement. Maman nous suit de loin, chargée des cartables. Le soleil pointe le bout de son nez. Il va faire une journée splendide.....

Au bout du chemin de terre, nous attendons sagement que maman nous rejoigne. Flika fait d’incessants allées retours, comme pour encourager ma mère à finir de gravir la dernière côte.

Ma soeur va avoir 7 ans et elle a convaincu maman que nous étions assez grandes pour finir le trajet seules. Maman a fini par céder , après moult réticences, mais elle fait confiance à sa fille aînée, déjà bien raisonnable pour son âge, et après tout, elle , faisait depuis longtemps, à six ans , les quatre kilomètres qui la séparaient de l’école , seule avec ses frères, plus petits qu’elle.

Maman attache alors le chien avec une vieille corde trouvée dans la cour de la ferme, précaution indispensable pour l’empêcher de nous suivre. Puis, après nous avoir embrassées, elle nous autorise à traverser la route, après avoir vérifier qu’il n’y a pas de voitures ou de vélo en vue. Elle reste là, sur le bord du chemin, nous regardant marcher main dans la main, rassurée de voir comme ma soeur prend son rôle de protectrice à cœur.

Une fois la départementale traversée, nous longeons la route quelques centaines de mètres, puis nous bifurquons à droite sur un nouveau chemin de terre. Là, nous nous retournons une dernière fois pour aenvoyer un baiser à maman, avant de disparaître dans le petit bois.

Ma mère s’en retourne alors vers la ferme, tenant Flika fermement par la laisse improvisée, lui tout triste d’avoir perdu ses compagnes de jeux pour une grande partie de la journée. Arrivée à Beauregard, elle le rattache à sa niche, pour ne pas qu’il s’empresse de nous rejoindre.

Après un dernier signe de main à maman, ma soeur m'entraîne dans le sous bois. Nous longeons le bois une centaine de mètres jusqu'à une clairière, inondée de pâquerettes et autre fleurs multicolores. De là, nous pouvons apercevoir au loin les premières maisons du village.

Cette clairière est un terrain de jeu idéal. Il y a au milieu un vieux chêne centenaire, aux branches impressionnantes qui retombent vers le sol. Non seulement elles permettent de grimper à l’arbre, mais elles délimitent l’endroit où nous avons décidé de faire une cabane.

Le matin, nous ne pouvons nous attarder mais ce n’est que partie remise. Si le temps reste au beau, on pourra, au retour de l’école, s’arrêter jouer, une bonne demi-heure avant de rentrer à la ferme. Ma soeur n’aura qu’à dire à maman que nous avons flemmardé en route.

Après avoir traversé la clairière, nous nous s’engageons dans un champ, en passant sous les barbelés et on le longe jusqu’à une barrière en bois que nous escaladons On se retrouve alors dans une ruelle, entre deux maisons. Encore quelques mètres à parcourir et c'est l’école. Généralement, la cloche de l’église toute proche retentit au moment ou nous entrons dans la cour. Il est neuf heures et nous avons juste le temps de nous mettre en rang au pied de l’escalier menant aux salles de classe.

Le soir, un quart d’heure avant la sortie des classes, maman détache à nouveau Flika. Il part immédiatement, ventre à terre, vers le village. Il emprunte le chemin que nous avons pris le matin même.

Quand la cloche sonne, annonçant la fin des cours, Flika nous attend, assis au pied de l’escalier, devant l’école.

Ma soeur et moi repartons alors vers la maison, main dans la main, bien escortées par notre compagnon de jeu.

Le sentier des petites écolières que nous étions, se remplit à nouveau de nos rires et des aboiements de Flika. Nous nous arrêtons tous trois dans la clairière, jouant un bon moment avant de reprendre notre route.

Maman vient à notre rencontre là-haut, à l’embranchement. Et quand nous arrivons à la maison, c’est l’odeur du chocolat chaud qui nous accueille. Le vrai, celui que maman fait réchauffer sur la cuisinière, touillant jusqu'à ce que le mélange devienne mousseux à souhait.

Une vieille demeure aux milles souvenirs ont fait de ma vie d'enfant une vie de rêve.

Je ne savais pas qu'après, juste après, plus rien ne serait comme avant. Ai-je laissé mon regard d'enfant insouciant à Beauregard?