La cour de la Sorbonne, le 10 juillet 2003. Mon père au téléphone, visiblement ému, avec mon frère, son frère, sa soeur, dans la vieille maison des grands-parents défunts, et qui m'y auraient vue, si fiers.

Mon grand-père, professeur à l'Université, et ma grand-mère, institutrice retraitée à ma naissance : Tu seras agrégée ma petite fille. Elle ne l'a pas dit mais tout son discours le disait pour elle, et je ne savais pas même ce qu'était l'agrégation, que j'avais déjà bien compris qu'il me fallait être reçue pour la combler !

Ma mère, qui depuis un an, depuis que j'ai ramenée de cette même capitale, de la grande librairie un peu plus bas dans la rue, à quelques mètres de cette cour, un an plus tôt jour pour jour, les oeuvres du programme ; ma mère qui m'a entendue les lire, déjà l'été dernier, elle sur son échelle et moi dans mon roman de Thèbes, qui m'a vue les traduire, les expliquer, saturer et détester au moins l'une d'entre elles... et qui n'est pas si surprise ! Elle savait que rien n'était sûr, mais que tout était possible...

Je me suis débattue, des mois durant, avec des pages et des pages à traduire, Tacite, Prudence, Pline et Lucrèce, Longus, Hésiode, Euripide et Démosthène ; j'ai assisté assidûment à des cours parfois peu brillants - mais parfois oui : mes respects à l'auteur d'une analyse éblouissante du récit de Pline de l'éruption du Vésuve... - et j'ai lu et relu mes Fleurs du Mal, mon Giraudoux, et les sermons de Bossuet que je ne comprends pas, qui me met dans tous mes états chaque fois que j'essaie de me faufiler dans sa logique : rien à faire, cela ne passe pas. Il n'y a plus qu'à espérer qu'il ne tombe pas. J'ai lu Montaigne, le livre III, je le repasse par extraits, mais je ne me replonge pas dans le livre II lu en licence, pas plus que je n'ouvre, ne serait-ce qu'une fois, le livre I. Je ne suis pas un bourreau de travail, nanmého ! Ne parlons même pas des autres, sur lesquels je ne reviendrais que très peu...

J'ai décidé que cela rentrerait par infusion, imprégnation. Je lis peu de critique, je décrète une fois pour toutes que le cours est censé m'amener cet éclairage. Je lis les cours par correspondance que nous nous sommes cotisés pour payer, en complément, et puis basta ! Il y a suffisamment à faire avec les versions et les thèmes à rendre tous les quinze jours ! Je n'ai jamais autant travaillé et pourtant je ne fais pas la moitié de ce que je devrais faire...

Au concours blanc je suis première, dans ma discipline : les profs commencent à s'intéresser à moi (il va sans dire que je les méprise pour cet intérêt aussi soudain !). Il faut dire aussi que la dissert est tombée sur Giraudoux, ma découverte de l'année ! La dernière que je ferais, celle sur Baudelaire, me sera rendue à dix jours de la première épreuve écrite du "vrai" concours, avec ce commentaire divinement encourageant : On est loin des exigences requises pour l'agrégation. Infamante copie, objectivement ratée, mais quel bonheur ce fut de vous donner tort par la suite, cher monsieur G...

Ce sont des mois rythmés par les dimanches à traduire, les lundis, à traduire, les vendredis à traduire, dans un sens ou dans l'autre. Mardi, mercredi et jeudi sont consacrés aux cours. Quand je sors de la douche le matin, le thé est prêt, parfois même le casse-croute pour midi ! Lui m'a soignée, et nous nous accordons à dire que ce fut notre meilleure année. La dernière pourtant...

Je vais à la fac avec mon thermos de thé, je profite des conseils d'une certaine D. qui m'a prise sous son aile et me confie même des secrets !

Je fulmine de ne pouvoir agir alors que la France bouge autour de moi ! Grèves et manifs se multiplient et je reste rivée à mon bureau ! Je me vengerai je me vengerai je me vengerai marmonne ma conscience révolutionnaire.

En attendant, c'est l'amitié qui bouillonne. Nous sommes cinq, nous avons trois amoureux, des garçons adorables, et nous voilà huit pour des soirées pleines de fous rires et de gaieté. Parfois rien que les filles, pour un salon de thé par exemple... Et d'autres liens se nouent, la délicieuse acide A. par exemple, et sa vivacité si extraordinaire...

Ma vie sociale est en effervescence ; avril après l'écrit voit un merveilleux week-end de fête à la maison et nous sommes dix-sept le dimanche à midi : on a aligné toutes les tables dans la cuisine, et je ne me souviens pas d'une chose pareille depuis mes quatre ans ! C'est inespéré et c'est fabuleux.

J'irai aux oraux non pas comme en vacances, mais déterminée à profiter au maximum de ces trois semaines de résidence imposée à la capitale. Des retrouvailles, des visites, les cousins de Normandie avec tarte à la framboise et somptueux orage... je mets à profit le moindre instant de liberté entre mes cinq épreuves. Je tombe sur les sujets que je rêve (pour de bon, la nuit précédant l'épreuve) ou que j'espère, ou que je redoute le moins. Je ne sais pas si je m'en sors mais peu importe : je fais ce que je peu et c'est déjà beau d'être arrivée là ! Et si je dois échouer, que de ces trois semaines j'emporte quand même un très bon souvenir...

Et pour finir, cette épreuve le dernier jour : où l'on sent que je n'ai pas assez travaillé, pire : que je m'en f...

Et le lendemain... ah, si j'aurais su, j'aurais pas viendu. Voir tout autour, tous ceux qui ont concouru, amis ou pas, entendre les discours, s'imaginer, se préparer à repartir en retenant ses larmes... Heureusement mon amie S. est avec moi.

Dans cet amphithéâtre, pendant que s'égrène la liste des reçus, je regrette amèrement d'être venue. Je croise le regard d'une de mes profs, membre du jury. Un regard désolé. Alors je cesse d'attendre et d'espérer et je regarde les autres.

Et puis mon nom, à l'instant où j'avais cessé d'y croire. Difficile de décrire mes sentiments, surprise, et joie, inexprimables.

2003, le sommet de la gloire.