Vous l'aurez compris, je suis de gauche. On pourrait même dire gauche de gauche, c'est à dire non pas à gauche de la gauche, mais de gauche vraiment à gauche. Et j'en veux à ce gouvernement de gauche qui certes nous a fait la CMU, mais qui a aussi signé, à Barcelone, à Lisbonne, des textes que je n'estime pas de gauche. Bref, il est temps d'envoyer un message fort à ce PS qui doit nous représenter et qui ne le fait pas.

Je vais voter, avec une parfaite conscience tranquille, pour le seul candidat qui ose prononcer le mot d'altermondialisme. Parce que cela me semble une urgence, reprendre en main cette gouvernance mondiale qui échappe complètement au contrôle des peuples, et je veux que monsieur Jospin ne puisse pas ignorer cette préoccupation, en tout cas ne puisse pas s'imaginer que l'on accepte toutes les orientations de son action de premier ministre. Il est hors de question que je vote d'emblée pour le candidat d'un parti et d'un gouvernement qui ont oublié quelque peu le sens du mot socialisme. Voilà, c'est décidé, c'est dit, c'est fait.

Je votais encore au village de mon enfance, je rentrais le week-end chez maman, avant de reprendre le train pour la petite ville où je débutais dans l'enseignement.

J'avais préparé, avant ce premier tour, une belle petite séquence (comme on dit dans le jargon de l'IUFM dont je faisais perplexe la découverte) sur Victor Hugo, dont on célébrait le bicentenaire, axée sur l'engagement du poète (manière d'étudier à la fois la poésie, le romantisme, et l'argumentation : j'étais très fière de moi !!!). J'avais sélectionné, entre autres, des textes contre la peine de mort - que Le Pen se proposait de rétablir - pour les Etats-Unis d'Europe - que Le Pen vouait aux gémonies - etc.

Je soutenais le lendemain mon mémoire IUFM (désolée pour les non-initiés, mais cette première année dans l'enseignement, l'année de stage, est tout particulièrement jargonnante !), dernière formalité avant titularisation. Tout était prêt, il n'y avait plus rien à faire qu'à attendre, et en attendant, je lisais Malevil de Robert Merle. Roman que je recommande chaudement à ceux qui ne le connaissent pas, c'est une drôle d'histoire dont on sort un peu autre...

Donc, le 21 avril au soir, je lisais tranquillement, dans le train qui me ramenait, et j'ai refermé mon livre avec un soupir, vivement impressionnée par l'histoire que je venais de terminer. Bienheureuse d'être dans ce monde-ci, de ne pas vivre avec au ventre l'angoisse de la survie le lendemain, et l'à peu près solitude, et de trouver l'humanité autour de moi en la personne de mes compagnons de hasard de voyage.

Je respirais autrement, comme on sort d'un livre qui vous marque, et il s'est tout de même écoulé quelques minutes avant que je ne regarde l'heure pour constater que maintenant, on devait savoir... J'ai observé les autres voyageurs, je n'ai rien vu qui me semble un indice de quoi que ce soit. J'étais assez détachée somme toute.

Descendue du train, j'ai fait, comme d'habitude, le trajet à pied jusqu'à mon appartement, dix petites minutes de promenade - une fois le sac bien arrimé sur ses roulettes ! - bien agréable. J'y étais depuis un peu plus de six mois, dans cette ville, et je m'y sentais chez moi.

J'ai monté mes trois étages, j'ai ouvert, et j'ai allumé la radio (je n'avais pas de télé), branchée en permanence sur France Info. Et en attendant l'information - car France Info fait passer plein de choses entre ses flashs info - j'ai commencé, comme d'habitude, à défaire mon sac. Il était aux alentours de 22 heures, et je devais être la dernière Française de gauche encore sereine !!!

Et puis j'ai compris que quelque chose ne tournait pas rond. J'ai tout laissé en plan, et je me suis mise à écouter vraiment, sans croire. J'ai attendu que l'info repasse, qu'elle soit formulée clairement, qu'il n'y ait aucun doute...

Je me souviens de ce sentiment de catastrophe, qui ne m'a pas quittée quinze jours durant. Je me souviens des longues heures au téléphone avec mes plus proches amis, je me souviens d'avoir voulu faire mes valises et de n'avoir pu choisir ni l'Italie Berlusconi ni l'Espagne Aznar ni la Russie Poutine ni les Etats-Unis Bush... et m'être dit que le monde était vraiment, vraiment, mal en point... Je me souviens de n'avoir pas beaucoup dormi, tétanisée à l'idée de devoir voter pour l'autre alors que je l'avais tant détesté, dès 1995 ! (avant je ne me souviens pas)

Je me souviens de l'ambiance spéciale au lycée, les discussions à tout rompre avec les collègues, la consternation, et puis l'attitude étrange d'une au moins qui ne devait pas se sentir très à l'aise devant nos propos parfois bien remontés ! Je me souviens des élèves en grève, qui partaient manifester dans les rues leur refus, de leur extrême attention - je n'ai pas eu souvent une attention de cette qualité - lorsque nous étudiions tout de même ce bon vieux Victor Hugo, qui devenait tout d'un coup un peu trop actuel... je me souviens de mes hésitations, de ma prudence, tellement j'avais peur de ne pas être assez neutre, en me disant que forcément, les parents de certains d'entre eux avaient voté Le Pen, mais comment rester neutre quand les élèves vous pressent de questions sur la droite et la gauche, avec dans leurs yeux l'inquiétude et l'incompréhension que suscite le désarroi des adultes ?

Je me souviens du texte courageux de l'un d'entre eux, qui avait sciemment détourné la consigne (une lettre à un artiste) pour s'adresser solennellement à l'indésirable et lui demander de se retirer. Un texte magnifique. Hors sujet, bien sûr, mais les compétences que j'attendais, il les avait, c'était évident et même émouvant. Comment fallait-il réagir ? Valoriser ses qualités ? sanctionner le hors sujet ?

Je me souviens de la manif du 1er mai, grande, belle, grave et chaleureuse, dans la grande ville. J'y étais avec ma mère, j'y avais revu plusieurs personnes chères, et surtout, je m'étais sentie enfin réconfortée par l'ampleur de cette mobilisation. Nous étions tous là pour écarter l'un et ridiculiser l'autre.

Nous en avons pris pour cinq ans, que nous avons supporté parfois difficilement, souvent avec colère, mais nous n'avons rien su faire. Et je ne suis pas sûre que la situation ait vraiment évolué.