Depuis deux mois, j’ai retrouvé du travail. Je commence l’année en m’extirpant du gouffre du chômage qui m’a aspirée pendant deux ans, entrecoupé de quelques petits jobs intermittents, mais si peu.
J’ai à nouveau un salaire, qui représente à peine les deux tiers de celui auquel je postulais autrefois, mais je peux au moins payer mon loyer sans demander l’aide de mes parents. Mois après mois, j’essaie de combler le découvert creusé pendant tout ce temps.

Je me disais qu’en retrouvant du travail, ma vie reprendrait un cours plus doux, plus stable et rassurant. Je me trompais. Je suis épuisée de ces deux années, exsangue. Le gouffre du chômage m’avait juste éloignée de l’autre, plus profond, plus noir, parsemé d’arêtes tranchantes, du deuil non fait.

Me retrouver sans travail juste après la mort de Julio était peut-être la conséquence logique de cette spirale souvent constatée : tout se déglingue parfois en même temps dans la vie. C’était aussi une excellente façon de mettre le chagrin et la souffrance de côté pour ne s’occuper que de bouffer, de survivre.

La crevasse du chômage refermée, l’autre souffrance cachée derrière se rappelle à mon bon souvenir. Violemment.

Les journées m’apparaissent comme autant d’immenses et arides déserts à traverser. Chaque matin, je me demande si je parviendrais jusqu’au soir. Chaque réveil est une torture, chaque endormissement l’espoir qu’il sera le dernier. Chaque attente sur un quai de métro me fait dévorer des yeux les lignes parallèles des voies, oscillante au dessus d’elles, terrifiantes et attirantes promesses de repos, enfin.

Peut-être ce qui me sauve, cette année-là, c’est de faire à nouveau partie d’une équipe. Et quelle équipe ! Je vais nouer dans cette nouvelle boîte des amitiés qui ne se sont jamais démenties depuis. Leurs présences chaleureuses et gaies autour de moi m’aident à porter ma vie, sans doute parce qu’ils ignorent mes tourments. Ils ignorent que chaque soir, quand je les quitte, je retombe dans un vide sans fond, peuplé de cauchemars et de désir de mort. Quand je relis mes écrits de cette année-là, ils sont d’un noir d’encre.

En juillet, je suis invitée à dîner par E. un ami qui me surveille sans en avoir l’air et qui m’a encouragé à entamer une thérapie (mais les thérapies ne consolent pas les chagrins trop immenses, je le crains). A côté de moi à table, il y a un garçon avec un beau sourire triste. En nous présentant, E. a dit « Vous avez en commun d’avoir drôlement morflé ces deux ou trois dernières années »… Le garçon triste a connu une rupture qui l’a laissé sur le carreau, il a failli en mourir. Il est très maigre. Il a un tel chagrin dans les yeux. Quand il parle de celle qui l’a quitté, c’est comme un vertige… Nous nous regardons avec une sympathie timide.

Le garçon triste va m’accompagner pendant un an. Nous nous réchaufferons mutuellement, comblerons par la présence de l’autre une solitude que nous n’avons pas voulue. Nous ne sommes pas un couple, plutôt un duo cahotant. Nous tenir la main nous aide à avancer un peu moins péniblement, c’est tout. Il y a beaucoup de tendresse dans cette relation incertaine. J’y aurais puisé quelques forces, au moins, avant qu’il ne me plante un poignard dans le dos. Le garçon triste préférera finalement tenter de sauver sa peau aux dépens de la mienne.

Par un de ces drôles d’embrouillaminis de la vie, finalement, le garçon triste m’aura quand même légué une amitié précieuse: celle de la fille qui l’avait quitté.