Cette nuit là, j'avais vaguement entendu des bruits, des pleurs, des chuchotements, mais le sommeil m’avait vite replongée dans mes rêves. Au matin, je fus toute étonnée de ne pas trouver ma sœur dans le lit, près du mien. J'avais pris l’habitude, au petit matin, d’aller me glisser sous les couvertures, près d'elle et lorsque maman venait nous réveiller pour l’école, elle nous trouvait endormies, serrées l’une contre l’autre. Mais ce matin là, quand je me glissais dans le lit, je ne sentis que les draps froids sur moi. Ma sœur n’était pas là. Mon père m'expliqua que ma soeur avait pleuré dans la nuit parce qu’elle avait très mal au ventre. Il était allé chercher le médecin au village. Celui-ci avait amené ma sœur et maman à l’hôpital de la grande ville la plus proche. C'était une crise d'appendicite. Ma soeur avait été opérée dans la nuit et elle serait de retour dans une semaine.

Les jours passaient et je trouvais le temps interminable. Sitôt rentrée de l’école, je goûtais puis rapprochais deux chaises près de la cuisinière et m’allongeais de tout mon long sur ce lit improvisé, attendant… Mon père avait demandé les premiers jours ce que je faisais là. _ «J’attends ma soeur! » A peine agée de 5 ans, je n'avais aucune idée du temps qui s’écoulait, je demandais tous les matins à sa grand-mère quel jour on était puis cochais des barres sur une feuille de brouillon posée sur ma table de nuit. Je savais compter jusqu’à dix. Les barres s’alignaient sur la feuille et à mesure, je retrouvais le sourire. Plus que quatre… Plus que trois… Et enfin le jour tant attendu arriva.

Lorsque le taxi avait déposé ma soeur et maman devant la porte de la maison, il commençait tout juste à neiger. On était en décembre et Noël arrivait à grands pas. Nos retrouvailles furent remplies de cris et de rires. Le médecin lui avait recommandé de ne pas se fatiguer. Elle avait eu une péritonite et il fallait rester prudent. La convalescence était plus longue que pour une appendicite ordinaire. La soirée se déroula dans une ambiance de retrouvailles chaleureuses et animées.

Au moment du coucher, maman nous appela dans la chambre. Avant de fermer les volets, elle voulait nous montrer le paysage recouvert de blanc. Il y avait bien un mètre de neige dans la cour de Beauregard. Nous approchâmes une chaise de la fenêtre et une fois grimpées dessus, nous avons collé nos visages sur la vitre pour admirer la carte postale qui s’étalait devant nos yeux éblouis. C’était la première neige de l’hiver. _ «Regarde comme c’est beau ! Demain matin on fera un gros bonhomme de neige ! » me dit ma soeur. Je sautais à pieds joints sur le plancher en riant et me mis à parcourir la chambre à cloche-pied en chantant : _ «De la neige… De la neige !» Ma soeur oublia les recommandations du docteur et m'imita, prenant son élan pour bondir de la chaise. S’en suivit un hurlement. Elle s’écroula par terre, sous le regard effrayé de maman. Elle se tenait le ventre, se roulant par terre de douleur. Je la regardais, terrorrisée. Maman prit sa fille dans ses bras et l’allongea sur le lit : _ «Va chercher ton père, vite ! » Je me précipitais à la cuisine et n’eu pas à ouvrir la bouche, d’ailleurs je n’en n’avais pas la force. Mon père s’élança dans la chambre. Ma soeur se tenait toujours le ventre, gémissant doucement. _ « Je vais chercher le docteur ! ». Il enfila son manteau, ses bottes de neige et partit dans la nuit, une lampe de poche à la main. En attendant son retour, maman serrait ma soeur contre elle, la berçant en silence. Je m’assis sur le lit et pris sa main dans la mienne, la caressant en pleurant doucement. Elle continuait à gémir dans les bras de maman.

Il était presque 22 heures lorsque mon père et le medecin arrivèrent à la ferme. Maman expliqua en quelques mots ce qui s’était passé . Le docteur me poussa d’un geste ferme et allongea ma soeur sur le dos. Elle était à moitié endormie maintenant et avait cessé de gémir. Son collant était recouvert de sang. Le médecin comprit très vite que la petite, en sautant de la chaise, avait déchiré la plaie. _ « Il faut faire vite, expliqua t’il à mes parents. Les routes sont bloquées par la neige et nous ne pouvons pas attendre demain. Elle a de la fièvre, elle a déjà fait une péritonite, nous ne pouvons prendre de risques. Je dois la cautériser et recoudre la plaie dès maintenant». _ «Déshabillez la pendant que je vais me laver les mains». Maman obéit tout en m'ordonnant de sortir de la chambre : _ « Monte rejoindre ta grand-mère, ne reste pas là !» Mais je ne voulais pas sortir. Je sentais un danger. Il y avait tout ce sang, le docteur de famille avait l’air si préoccupé et ma soeur gémissait toujours.

Je fis semblant de sortir et profitais d'un moment d'inattention de maman pour aller me cacher derrière le gros poêle à charbon qui trônait au milieu de la pièce. Quand le médecin revint, il ouvrit sa sacoche et en sortit des gants et une grande boîte qu’il déposa sur la table de nuit. Il l’ouvrit tout en donnant ses directives : _ «Vous allez devoir la maintenir fermement, elle ne doit pas bouger. Elle va sûrement se débattre. Vous allez devoir être courageux et efficaces ». « Vous, dit il à mon père, vous la maintiendrez au niveau du buste. Vous, dit il à maman , vous attraperez ses jambes pour l’empêcher de bouger. Ca va aller ?». _ «Non, répondit mon père. Non, je ne peux pas, tout ce sang, je ne peux pas… !» Maman cria presque : _ «C’est moi qui lui maintiendrai le haut du corps. Prend la par les pieds et regarde ailleurs». Elle déposa un baiser sur le front de sa fille et pesa de tout son poids sur sa poitrine et ses épaules. Mon père s’était assis au bout du lit, tournant le dos à la scène. Il saisit les jambes de ma soeur et l’immobilisa. Moi, je regardais les gestes du médecin, retenant mon souffle, pétrifiée, ne comprenant pas vraiment ce qui se passait.

Le docteur avait sorti des flacons, des compresses et une grande aiguille recourbée à laquelle il avait enfilé un fil de nylon à l'aide d'une pince. Quand il enfonça la première compresse dans la plaie béante, ma soeur poussa un hurlement. Maman resserra son étreinte, les yeux humides. Mon père en fit autant, incapable de prononcer la moindre parole de réconfort. C’est maman qui parlait d’une voix douce et monocorde : _ «Chut, Chut ! Là …Là…. Je suis là, n’aies pas peur, c’est bientôt fini !».

Le médecin oeuvrait avec des gestes rapides et précis. Je me bouchais les oreilles, me cachant de temps en temps la tête entre les genoux. Puis, hypnotisée par cette vision cauchemardesque, je regardais à nouveau. Les larmes coulaient sur mes joues. Ma sœur était là, couchée sur ce lit. Elle avait mal, elle criait et c’était ma faute. Elle allait peut être mourir et c’était ma faute. Pourquoi je l'avais incitée à sauter de cette chaise pour me rejoindre? Ma soeur allait sûrement mourir à cause de moi. Elle pleurait, hurlait, souffrait et tout était de ma faute. Et je restais là, immobile derrière ce poêle, à attendre que ce cauchemar s’arrête.

Les minutes paraissaient des heures. Ma soeur hurlait, essayant d’échapper à l’étau qui enserrait son corps. Son visage était marqué par la douleur. Par moments, les gémissements faisaient place aux cris : _ « Maman, Maman… J’ai mal. Aie…Aie ! » Et maman continuait à a maintenir, observant les gestes du médecin, priant pour que cette torture cesse au plus vite. Elle se répétait sans doute en silence: "Il n'y a pas d'autre choix".



Quand le médecin recouvrit la plaie d’un pansement stérile, maman desserra son étreinte et caressa le front de sa fille. _ «C’est fini ma chérie, c’est fini, dit elle en laissant aller ses pleurs ». Le docteur caressa à son tour les cheveux de ma soeur: _ «Tu as été très courageuse ma chérie, reposes toi » Il déposa une poche remplie de bonbons sur le lit. _ «Pour ta convalescence » ajouta-t-il en faisant un clin d’œil à sa petite patiente, puis s’adressant à mes parents : _ « Si elle se plaint dans la nuit, donnez lui ces deux comprimés. Cela calmera la douleur. Je repasserai demain dans la matinée, elle va dormir maintenant, merci pour votre collaboration». Il leur serra la main et repartit dans la nuit. Ma soeur s’était endormie avant même que le docteur ne passe la porte. Mes parents sortirent de la pièce à pas feutrés et allèrent à la cuisine se faire une tisane, épuisés par l’épreuve qu'ils venaient de traverser, mais rassurés par les propos du médecin.

Lorsqu’un peu plus tard dans la nuit, ils revinrent se coucher, ils me trouvèrent endormie près de ma sœur. Je lui tenait la main.

J'avais 5 ans, trop jeune pour avoir des souvenirs aussi précis? Détrompez vous. je me souviens de chaque minute de cette nuit tragique, cette nuit où j'ai cru perdre ma soeur, mon amie, ma confidente. Cette nuit où j'ai pensé être responsable de sa souffrance.

Je revois les couleurs, je sens les odeurs, je ressens mon immense chagrin et ma peur, et aussi cette solitude et ce sentiment d'être démunie. 40 ans après, je n'ai rien oublié.

Mes parents n'ont jamais su que j'étais là, derrière le gros poêle. Les cris de ma soeur hantent encore mes nuits.