L'année 1971 fut pour moi très courte. Un mois, même pas. Et ma naissance fut, comme beaucoup de naissances, liée de près à la mort. Mon grand-père, dont j'étais la première petite-fille (et accessoirement, le premier enfant de son seul fils), mourut trois jours après ma venue au monde.

De lui je ne connais pas grand-chose, sinon le nom que lui avaient donnés mes deux cousins plus âgés, "Daddy" et qu'il était un "grand homme", un mec bien. Il était "du siècle", né en 1900, avait vécu sa vie à la force du poignet, avait monté sa société, vendait des voitures, des Citroën. J'ai cru comprendre qu'il était même ami avec André Citroën, ou au moins qu'il le connaissait. Il pilotait des avions, avait monté sa propre compagnie aérienne, qui reliait la France à Madagascar.

Sa vie cependant reste assez floue, on ne m'en a pas dit grand chose. Je sais pourtant qu'il se préparait pour assister au mariage de sa nièce quand il est mort. C'était le 7 décembre 1971. Il n'est jamais monté dans la voiture et n'a jamais assisté au mariage de sa nièce. Du coup, les lettres de félicitations que j'ai retrouvées dans les placards de mes parents sont surtout des lettres de condoléances.

Toutes nos condoléances pour la mort de votre père/beau-père/mari/oncle. Ah, et félicitations pour la petite Delphine, qui arrive à un bien triste moment.

Ces lettres sont étranges à lire, j'ai du mal à imaginer l'état d'esprit de mes parents et surtout de papa, qui a dû se retrouver cisaillé entre la joie d'accueillir un premier enfant et la douleur de perdre un père. Maman me raconte que je n'étais pas très pressée d'arriver et que mon grand-père venait tous les jours la voir pour lui demander "alors, il arrive, ce bébé ?" Il m'attendait "comme le Messie", peut-être pressé par on ne sait quelle prémonition inconsciente qui lui faisait sentir qu'il fallait que j'arrive avant qu'il ne parte.

Je ne sais pas si cela date de ce moment, mais je considère depuis toujours la mort comme une partie de la vie, l'une de ses composante logique. Comme une pièce sans laquelle le puzzle perd toute son âme. Si, comme le décrit Pratchett, la vie est un grand bonhomme avec une faux sur l'épaule, il devait être au chevet de mon lit de naissance et m'est grâce à cela un peu familier. Jamais il ne m'a fait peur.