En 2002, j'en avais marre de tout. Qui plus est, j'en avais marre de refaire le monde dans ma tête ou avec d'autres autour d'un ultime verre sans que rien ne change pour autant.

En 2002, mes élèves avaient 4 ans. Ils me dirent : « C'est le gentil qui a gagné. » Le gentil, le gentil, comme vous y allez ! Ce n'est pas une question de gentil ou de méchant. Les grands ne votent pas pour un gentil ou un méchant, il vote pour celui qui dirigera le mieux la France à leur idée... Le mieux, le mieux ? Le moins mal serait plus juste. Dans mon for intérieur, je m'en voulais encore de lui avoir donné mon vote au « gentil »... Une fois de plus, je m'étais laissée convaincre par les mots des autres. Je ne voulais pas qu'il gagne avec 80 % des voix exprimées, et j'avais tout fait pour... Une prochaine fois, écouter les autres, mais ne pas oublier décider toute seule. Comme vient de me dire Primo, mon fils aîné, en 2007 : « De toutes façons, dans l'urinoir, on est tout seul. »

En 2002, Tertio, mon benjamin de 4 ans, m'avait dit : « Bon, on y va à la manif pour la brosse ? ». Je l'avais regardé... interdite. Et puis, en prononçant ces mots : « Contre Le Pen, tu veux dire ? » j'avais compris : si on est contre l'usage du peigne, on est pour celui de la brosse. Quoi qu'il advienne, il faut bien se coiffer chaque matin, non ?

En 2002, Deuxio, mon cadet de 7 ans m'avait demandé : « Dis, maman, tu crois que Le Pen est un bon grand-père ? »... « Je n'en sais rien, mon petit gars, mais ce n'est pas pour cela que je ne veux pas de lui au pouvoir. » Quelle bonne question cependant ! Le bien et le mal sont-ils objectifs ou à redéfinir à chaque fois en fonction des circonstances ?

En 2002, je réalisais que le monde des adultes est bien étrange aux enfants. Que ces enfants vivant une période de crise tentent de comprendre avec leurs propres préoccupations pourquoi les adultes qui les entourent sont mobilisés par d'autres choses qu'eux-même. Que ces enfants analysent le monde avec ce qui est le plus important à leurs yeux : l'amour de leurs parents, et la nécessité vitale de tout mettre en oeuvre pour ne pas risquer de le perdre.

En 2002, je décidais d'agir plutôt que de penser, je décidais de trouver dans l'action un exutoire à mes colères, je décidais d'aller voir d'un peu plus près le monde de la politique. La rencontre de l'enseignant de mon fils aîné associée à « mon » propre passé politique (Fille de parents PSU et d'une banlieue rouge : on n'est jamais que le fruit d'un père, d'une mère et de la société environnante...), je m'engageais vers un parti trotskyste. Après avoir lu des milliers de pages, je m'inscrivais à l'université d'été de la LCR à Gourette. Cette semaine de réflexion intense dans un VVF au milieu du brouillard m'enchanta : j'avais trouvé ma place... Mais un mois plus tard, en cellule, je réalisais que la démocratie ne se situait sûrement pas là. Je me refusais à differ des tracts avec lesquels je n'étais pas d'accord, qui reflétaient aucunement la teneur des propos que nous avions eu en réunion. Lorsque j'expliquais que le mercredi, j'étais indisponible, on me rétorqua que dans la vie, il fallait faire des choix. Prétendre changer le monde sans se préoccuper du présent de ses enfants, très peu pour moi, je pris la porte le sourire aux lèvres.

En 2002, déçue par la politique de parti, je m'engageais dans une lutte de proximité : permettre à tous les enfants de mon école de manger à la cantine, même ceux qui étaient rentrés en retard parce que les billets d'avion sont moins chers fin septembre, même ceux qui avaient des parents tête en l'air qui avaient oublié de remplir le document d'inscription avant les autres. Je me retrouvais vite en lutte contre l'institution scolaire qui considérait que cette question ne me regardait pas, en lutte contre la mairie qui n'avait pas de solution matérielle immédiate, auprès des parents d'élèves à qui j'expliquais qu'on avait besoin d'être ensemble pour se faire entendre. Ensemble sur le trottoir de l'école pour faire manger les enfants refoulés à la cantine en distribuant des tracts aux passants, les votants de l'arrondissement, ensemble dans la rue lors de cette manif sauvage qui nous conduisit à la mairie pour exposer notre point de vue : nous étions au plus une soixantaine sous cette jolie banderole que nous avions peinte la veille au soir sur mon balcon. Dans la mairie, je me souviens avoir compris que quelle que soit la politique économique du PS, il est des différences entre la gauche et la droite qui sont fondamentales. Dans cette mairie de gauche, les élus avaient compris que dans notre quartier, nous ne pouvions demander aux parents un certificat de travail pour justifier l'inscription de leur enfant à la cantine. Je me souviens d'une maman d'élève africaine me serrant dans ses bras : « Mais, Marine... Tu es africaine, toi ! » Elle m'avait fait tant plaisir, et m'avait dans le même temps déstabilisée : clair, pas sûr que je sois à ma bonne place ici et maintenant... Toujours en lutte pour être en accord avec moi-même, c'était épuisant.

En 2002, épuisée... Deux briques incompressibles dans le ventre, j'étais allée voir mon généraliste. Xanax et repos. Et puis surtout : « Cherchez votre lutte. », m'avait-il dit. En 2002, j'avais compris que ma colère contre le monde était sûrement déplacée. Ma vraie colère était intestine. Il fallait que je plonge en moi-même, que je cherche dans mon histoire où se situaient les premières colères. En 2002, j'amorçais mon premier pétage de plomb.

En 2002, je réalisais que la seule chance que j'avais eu, était d'avoir survécu à un démarrage dans la vie bien moins rose que celui qu'on m'avait jusque là décrit, que j'avais toujours voulu croire. Mais est-ce vraiment une chance que d'avoir vécu des choses douloureuses ? Je me permets aujourd'hui de ne pas le croire.

En 2002, je réalisais que ma priorité d'adulte serait de diriger mes actes vers le bien-être des enfants, des miens comme de ceux des autres... Les enfants : les futurs adultes de notre société.