L'année du brouillard. Cette année-là, je ne savais pas où j'en étais. Et je tentais de l'accepter. Aucune envie d'avancer, je me cherchais en moi. Peur de blesser alentour. Incertaine, j'écoutais les autres, je les regardais, sans m'investir. J'écoutais surtout cet autre, cet ami-amant.

Je le connais depuis mes 18 ans. Il était le meilleur ami de mon petit copain. Ils partageaient leur salle de bain dans l'internat où je passais mes week-ends après être discrètement passée devant la loge sous le grand porche. Les gardiens étaient aveugles ou certains que les jeunes gens qu'abritait le noble bâtiment avaient besoin de quelque détente pour donner le meilleur d'eux-même. Peu nous importaient les raisons, à nous, les filles qui passions rapidement devant la loge au milieu de la nuit après un ciné et quelques verres.

Dans le brouillard, cette année-là, je m'interrogeais sur ce groupe d'amis qui avait été le nôtre, jeunes et insouciants, des relations codifiées pour longtemps au gré des premiers élans amoureux. La copine du meilleur pote est toujours intouchable. Dans ce groupe d'amis, comme d'autres filles, j'avais été la copine de... Rien que cela, peut-être... Triste certitude, qui étais-je auprès de ceux avec qui j'ai tant partagé ?

Les années ont soudé nos amours incertains : chacun de nos côtés, nous sommes devenus parents. Les années ont désoudés nos amours incertains, les parents que nous étions se sont séparés. Et tous nous nous sommes retrouvés, unis par le passé, mal dans nos présents, incertains de nos avenirs.

Les discussions introspectives sur nos vies, se sont substituées à nos anciens rêves d'entrée dans la vie. Nous mesurions peut-être l'écart entre nos mots passés et nos présents...

Un an que durait cette histoire d'ami-amant. A chaque fois que nous nous revoyions pour échanger quelques réflexions sur nos vies, nos envies inassouvies, nos blessures tues, la chair était trop bonne, le vin coulait à flot, le bien-être ne voulait plus s'arrêter, le besoin de tendresse se faisait plus fort que la raison. Nous passions la nuit ensemble. Chaque soir, j'étais heureuse de partager avec lui. Chaque aube de nuit, je ne pouvais me résoudre à le quitter. Chaque nuit, jétais satisfaite de répondre à son désir. Chaque matin, je m'en voulais d'avoir céder, d'avoir donné mon corps en échange de tant de mots à écouter, d'idées à réfléchir. De n'avoir pas su dire non, lorsque je n'avais pas envie. Chaque journée qui s'ensuivait je faisais de nouvelles résolutions. Nouvelles : non... Éternellement la même que je ne tiendrai pas la fois suivante.

L'été approchait. Des projets ? Dans mon brouillard, je n'en avais point. Suivre les siens plutôt que de rester seule. Peut-être la proximité quotidienne lui donnerait raison. Peut-être nous aimions nous d'un amour serein. Peut-être mes rêves d'amour passionnels n'étaient que déraison. Je le suivais en vacances, merveilleuse balade dans la France de nos enfances, dans la France de son présent... Je rentrais à Paris, certaine cette fois-ci qu'il était mon meilleur ami, que je n'en voulais comme amant. Pour respecter mes propres désirs, je le blessais. En réponse à cette souffrance reçue et infligée, nos chemins divergèrent à nouveau.

De ces magnifiques moments, quelques mots pour ne pas oublier :

Nous sommes en bateau. Nous revenons de l'île de Patiras au milieu de la Garonne. Île toute plate sur laquelle poussent maïs et vignes. Nous y avons goûté quelques cuvées. Assise à l'arrière du bateau, dans le vent pour seule compagnie, j'imagine le paysan s'engageant chaque matin sur les flots pour aller soigner son champs, à l'abri des autres. Isolé sur son île déserte. Je l'imagine, rentrant le soir retrouver sa famille, heureux de son escapade solitaire. Mais nous accostons, il faut quitter ses pensées, il est temps de redescendre. Un pied sur l'embarcation, un pied sur le quai, au risque de me foutre à l'eau, je refuse la main que le vigneron me tend. Et mon pote dans mon dos : « Celle-là, avant qu'elle accepte de se faire aider... Il passera de l'eau sous les ponts... » Je me retourne, je souris. Il n'en est nul autre qui me connaisse mieux que lui. C'est vers lui que je me tournerai en janvier 2007, c'est lui me rattrapera par le col du manteau, m'intimant à me taire lorsque mes mots ne sont plus audibles, sans juger ma personne tant que mes pensées ne sont que déraison. Grâce à ses anciens mots professés au bord de ce fleuve, au bord de nulle part, j'ai su crier « A l'aide ! » Il a répondu.

Nous sommes sur la route qui serpente entre le Pic Saint-Loup et le massif de l'Hortus. Tels deux monstres ancestraux les montagnes nous observent, tous deux pour une fois silencieux, à l'écoute de ce qui nous environne. La voiture roule vite, les Cramps hurlent dans les baffles, émue par la beauté, je filme par la fenêtre. Au visionnage : surprise, rien de ce que j'ai vu n'apparaît. Lorsqu'on regarde un paysage de la fenêtre d'une voiture, on se focalise sur l'arrière-plan. Le filtre de l'expérience masque ce qui est inutile. De ce que j'ai voulu filmé, des majestueuses rocailles, on ne distingue rien. Sur le petit écran, seules les herbes folles du bas côté défilent à toute allure. La vie est sûrement ainsi faite, d'apparences variées suivant le point de vue que l'on s'accorde. La caméra ne s'accorde avec rien de sensible, juste avec le réel... l'incontournable, l'intangible.

Nous dormons au mazet. Au milieu des vignes, dans la garrigue, ces petites constructions de pierre protègent le paysan des trop lourdes chaleur estivales. Il peut y faire la sieste lorsque le soleil est à son mitan. Entre la coupe de matin, et celle de l'après-midi. Nous y dormirons cette nuit. « Tu ne dors pas avec moi ? » Mon duvet sous le bras, je m'installe dans les vignes, sous la voûte étoilée. J'ai envie d'être seule, proche de lui, mais seule avec moi. Au petit matin, les rayons du soleil sécheront la rosée toute la nuit déposée. Au petit matin, la lumière sera toute rose autour de moi. Je m'extraie du duvet pour attraper mon appareil photo. J'immortalise cet instant. Longtemps je m'en souviendrai : ce sera mon fond d'écran une année durant. Là-bas, j'ai su dire : « Non ».