2003 c'est la suite de 2002, tout comme 2007 poursuit 2006. Dans ma vie, il semblerait que les évènements perturbateurs se déclenchent en fin d'année, les conséquences bénéfiques n'apparaissant que l'année suivante.

En 2003, je découvrais que je pouvais ressentir le monde. Comme tout le monde. Oui, mais pas pour moi. C'était comme ça. Je découvrais aussi, tant pis pour les autres, que moi était, est et serait important.

J'étais dans un jardin à Montreuil. Dans un contexte de vie nouveau, inconnu pour moi jusque là, mon environnement amical et affectif m'ayant toujours conduite vers beaucoup plus de rationnel, ma vie à 300 à l'heure ne m'ayant pas bien laissé le temps de voir les haies bornant son chemin : toujours droit devant poursuivant les projets préalablement établis. À 33 ans, j'avais déjà dans mes bagages d'adulte : un diplôme d'ingénieur, un long séjour en Afrique, 3 garçons qui n'étaient plus des bébés, un boulot d'instit, une longue vie maritale riche, une courte vie de célibataire, riche elle aussi. A 33 ans, je savais ce que ce que j'avais fait, je ne savais pas qui j'étais. A 33 ans pour la première fois de ma vie, je pétais un boulon. J'eus tant aimé que cela fut la dernière, je croyais tant à cette chanson de Brigitte Fontaine : Une fois, mais pas deux... que, récemment, je n'ai pas voulu la voir venir la deuxième fois, elle n'était pas possible, pas envisageable... Aujourd'hui, c'est décidé, je ne crois plus aux signes du destin... Vous pouvez y aller, hurler : " Jamais deux sans trois.".. Ça me fera rire, rien de plus !

Dans ce jardin, soudain, je n'entendis plus rien. Ou plutôt j'entendis tout mais je ne comprenais plus rien. Il me fallut un moment pour prendre conscience de ce qui m'arrivait. Ne pouvant rien faire d'autre, j'écoutais ce qui se passait. Tout ce que mes oreilles recevaient arrivait à mon cerveau avec la même valeur, sans aucun filtre. J'entendais les sons du gars qui me parlait avec la même acuité que les musiciens au fond de la cour qui chantaient autour du piano mécanique, les pieds d'une table déplacée par quatre gaillards qui raclait le sol rugueux, les oiseaux qui paillaient dans les arbres, les feuilles qui bruissaient dans le vent. Je me concentrais, mais non, je n'entendais pas le bruit des rayons du soleil qui éclairaient ce jardin. Je n'étais pas folle, je n'entendais que ce qui produisait réellement des sons. Je n'étais pas folle, mais incapable de comprendre un traître mot de ce que me disait mon interlocuteur...

Je m'excusais sûrement, m'éloignais, mobilisant le peu de raison qu'il me restait pour comprendre ce qui m'arrivait. Je mobilisais les outils à ma disposition : j'analysais, je cherchais des références possibles à mon état... Oki dac, je suis comme un bébé de 3 mois qui découvre les sons. Un bébé tout neuf qui reçoit tout sans interpréter puisque sans expérience. Il ne connaît rien au monde, ni la musique, ni les musiciens, ni les animaux, ni les oiseaux, ni les meubles, ni les tables, ni les arbres, ni les feuilles, ni le vent. Tout neuf, il ne connaît du monde que ce qu'il en ressent par son propre corps. Il devra apprendre le nom des choses pour communiquer avec les autres, il devra apprendre à se concentrer sur les mots des autres pour apprendre plus encore d'eux, il devra apprendre pour mieux se connaître à trier ses sensations en bons ou mauvais ressentis.

La prise de conscience du monde au présent, découverte par les sons, j'ai pu l'apprivoiser pour les autres sens. J'ai osé montrer les photos que jusque-là je faisais sans trop savoir pourquoi, j'ai appris à aimer me parfumer et à sentir le parfum des autres, j'ai appris à sentir le vin et à le goûter. Lorsque mes amis cavistes me l'ont suggéré, j'ai refusé de prendre des cours d'oenologie, préférant laisser cette page vierge de théorie. J'ai aussi, et c'est sûrement le plus bel apprentissage, appris à toucher l'autre et à être touchée. Magnifique sensation.

Aujourd'hui, je crois que dans l'émerveillement de cette découverte de mes sens, j'ai oublié, il y a quatre ans, la dernière étape, celle du tri. Oui, j'ai appris à ressentir pas moi-même, mais tellement à la joie d'éprouver des sensations, je les ai toutes mises du côté du bien... Depuis quatre ans, je m'extasie sur toutes les beautés du monde, j'en suis même fatigante pour mon entourage : par un rien je suis émue et j'encourage les autres à être émus également... Mais depuis quatre ans sans en être consciente, les mauvaises sensations, je continue à les enterrer au plus vite pour qu'elles ne ternissent pas le paysage, j'oublie de les ressentir pour ne pas à avoir à les exprimer, pour ne pas paraître négative sur le monde, pour laisser de moi l'image d'un personnage éternellement positif.

Aujourd'hui, je réalise qu'il me manquait ce bout du chemin pour arriver à moi : je n'osais ressentir le mal, et bien moins encore, l'exprimer comme tel. Lorsqu'il se présentait, je le subissais, le décrétant parfois même comme bon pour mieux le supporter. Aujourd'hui, il me faut réaliser ce qui a été négatif pour moi dans mon parcours, ce que je n'ai jamais voulu apercevoir. Alors, peut-être je pourrais à nouveau avancer, sans avoir peur de souffrir en silence et à nouveau. Sans plus avoir besoin d'anticiper sur les évènements à venir pour me préparer à me protéger. J'apprendrais à dire « non », à dire « stop » quand ça fera mal... avec la simplicité du ressenti présent. Sans chercher le pourquoi du comment, sans chercher si j'ai raison ou tord, sans attendre que la souffrance soit insupportable, sans plus avoir besoin de prendre inconsidérablement la fuite. J'apprendrai à dire : « Aïe » quand l'autre aura fait mal, même involontairement... surtout involontairement. J'apprendrai à exprimer mes ressentis même s'ils sont en désaccord avec ceux qui m'entourent. J'apprendrai à dire « j'aime » et « j'aime pas », et à ne pas me laisser juger dans mes différences. J'apprendrai à aimer être, et ne plus préférer paraître... Quel programme ! Demain est un autre jour.