1975 ou 1976, fin de l'hiver, j'ai 23 ou 24 ans.
Mon train arrive en gare de ma ville natale, un vraie gare du Texas disait avec humour une copine... Sur le petit parking je les aperçois tous les deux de dos dans la Panhard. Je vois leurs têtes rondes, les deux nuques un peu épaisses. Mon père et ma petite soeur trisomique Marie-Claire, 13/14 ans. Cette image gravée dans ma mémoire m'émeut toujours.
Je monte dans la voiture, une rapide bise à papa, et deux gros bisous à Marie-Claire qui se laisse câliner. Quelle chaleur dit-elle l'air sérieux. Je n'ai jamais su si elle plaisantait, si elle confondait les mots ou si c'était sa façon à elle de dire bienvenue. Autant nous étions peu démonstratifs avec nos parents, et entre frères et soeurs, autant avec Marie-Claire nous laissions aller notre affection : elle canalisait tout ! Nous n'hésitions jamais à l'enlasser, l'embrasser, lui tenir la main, lui dire des mots gentils, l'écouter...
Je croise le regard de mon père dans le rétro, et je sais combien ma visite lui fait plaisir, moi sa Cocotte. Nous ne nous sommes pas vus depuis plusieurs mois, J'ai quitté la maison depuis 7-8 ans maintenant. Je constate qu'il vieillit très vite, qu'il est usé ; que Marie-Claire évolue peu et grossit beaucoup. Toujours ce même sentiment de culpabilité qui m'envahit...
Nous laissons le silence s'installer, un silence heureux et affectueux. Nous sommes contents d'être là tous les trois à l'intérieur de la vieille Panhard, et nous avons même très envie que cela dure un peu. Papa propose à Marie-Claire de faire un petit tour avant de rentrer, elle adore se promener avec lui. Mon père conduit mal, il est très distrait et pense que ce sont les autres qui doivent faire un effort pour l'éviter, et puis le code de la route je me demande s'il y a mis le nez un jour... On démarre, et nous faisons une balade dans le centre-ville. Papa a toujours quelque chose à raconter et à montrer, à expliquer... Nous croisons des connaissances qu'il salue joyeusement, et effectivement les voitures nous évitent ! Heureusement parce qu'il a l'air d'avoir totalement oublié qu'il conduisait ! Je sens que Marie-Claire est contente de rouler, d'écouter papa parler ; lorsqu'il s'arrête, elle marmonne "Dis-le encore !". Lui qui adore avoir un e fait pas prier ! Quelle équipe ces deux-là ! Aucune école n'a accepté Marie-Claire, ses journées doivent être bien longues, comme c'est cruel...
Cette virée "en ville" tous les trois, bien à l'abri dans la voiture, est un souvenir très doux, intense, et précieux ; je nous revois heureux, et malheureux à la fois. Heureux d'être ensemble, et malheureux parce que notre vie est si dure depuis tant d'années... Hélas des années bien plus noires nous attendent.
Mon père ne le sait pas encore mais un camion ne jouera pas le jeu, et il mourra du choc en 1979. Marie-Claire et maman sombreront toutes les deux dans un autre monde, inaccessible, de plus en plus dur. Puis, à 29 ans, Marie-Claire mourra brutalement la veille de Noël...
Je les revois encore sur ce parking, ces deux têtes rondes, ces deux nuques, tous les deux dans la vieille Pan-Pan... Papa, Marie-Claire... Nous êtions heureux, et malheureux. Mais ensemble ce jour-là.
3 réactions
1 De gilda - 13/04/2007, 13:23
Ça m'étonne toujours de voir combien certaines journées, certains moments, par ailleurs plutôt simples comme celui que tu décris (même si vous ne vous étiez pas vus depuis longtemps, il s'agit dans l'absolu d'un trajet entre une gare et une maison tissé de retrouvailles, quelque chose qui dans une vie de maintenant et par ici arrive assez souvent en somme) ont une forte prégnance ; comme on en garde un souvenir précis, alors qu'on oublie parfois un événement censé être marquant (j'ai par exemple peu de souvenirs du mariage de ma soeur, pratiquement aucun du résultat du bac - j'ai réussi, c'est bien -). Ton billet l'exprime vraiment bien, combien des instants simples peuvent être forts et compter beaucoup.
2 De Anne - 13/04/2007, 16:04
Ma tante dit, dans les moments difficiles, qu'il faut se regrouper et se tenir chaud les uns les autres. Et par ça elle veut dire exactement ton "Mais ensemble ce jour-là".
3 De vide - 23/11/2007, 06:32
Très beau témoignage, très bien écrit, émouvant, sans pathos superflu. Ce que j'aurais pu vivre si je n'étais pas né quelques années plus tard.
Pour moi, ce fut trop tard même si je ne renonce pas à en trouver l'expression qui correspond : Moins immédiate mais pourquoi ?