Nous sommes dans le jardin, je me souviens de la couleur des tulipes, ce rouge vif.
Frank fait une colère, il casse tout.
Nous avons trois et huit ans.
Plus il est déchaîné, plus je suis stupéfaite.

Je suis contente qu'il soit vilain et moi sage.
Il est petit et je suis grande.
Il ne sait pas maîtriser sa colère mais moi, oui.

Je sais négocier avec les adultes.
Je voudrais être la préférée.

Empêtrée dans mes contradictions, je découvre que l'amour se partage.
Je l'aime et je le déteste.
Je voudrais être lui.

Je revois ses yeux noirs de gitan, son regard sans négociation.

Quand la crise est passée, il boude sans se laisser distraire et nous nous relayons, Papy et moi, pour qu'il nous regarde, encore. Nous lui proposons un quignon de pain, un bonbon, un jouet. Il reste immobile et silencieux puis il court dans le jardin et se jette dans un buisson de ronces.

Dès le début je me mets à haïr ceux qui en parlent en disant : "ce gosse est caractériel".
Malgré la jalousie qui me laboure le coeur, mon amour pour lui se déploie et claque au vent des médisances. Un amour de paille et de pierre, de boue et de flaque d'eau.

Il rentre sale et déchiré, en sang, un sourire moqueur aux lèvres.
Personne ne pense à le gronder.
Il défie le monde et son défi me force à quitter mes certitudes, mes frisettes et mes poupées, mes cahiers et mon autorité de maîtresse d'école.

C'est ainsi que nous nous tricotons l'un l'autre, dès le début, dans une laine âpre et rêche, inusable, qui ne laisse pas passer le froid.