C’est ma sœur au téléphone qui prononce cette phrase ce vendredi matin 8 novembre. Elle même vient de l’apprendre de Papa. Maman s’était levée comme d’habitude, elle avait fait un peu de toilette aidée par la jeune fille qui depuis peu s’est installée à la maison pour aider mon père, puis elle s’était assise sur le canapé du salon là où elle passe désormais le plus clair de son temps, soit les yeux perdus dans le vide, soit lisant, relisant des bribes, des phrases, des pages de bouquins qu’elle feuillette de façon aléatoire. Papa était dans la pièce. Elle a eu un borborygme puis un espèce de râle. Papa s’est porté vers elle. Elle s’est affaissée. C’était fini.

Ce n’était pas très inattendu. Ça allait arriver un jour ou l’autre. Sauf que justement là ce n’est pas un jour ou l’autre. C’est aujourd'hui. Voilà. Je repose le téléphone. Je m’apprêtais à quitter le bureau au moment où ma sœur m’a appelé, j’ai une réunion en fin de matinée dans un lieu proche, un groupe de travail d’une dizaine de personnes. Je ne dis rien à personne au bureau, mon visage est lisse, je ne laisse rien paraître, je vais à ma réunion, les gens parlent, je parle, je suis là, je participe pleinement, et en même temps par moments, au milieu des voix, une autre voix se détache plus forte que les autres ramenant le reste à un brouhaha lointain : « Maman est morte ce matin ».

Quelques temps auparavant on la sentait vraiment au bout du rouleau. Terriblement absente. Terriblement affaiblie. S’alimentant à peine. Mais elle avait fait un séjour à l’hôpital d’une dizaine de jours, elle y avait été un peu requinquée, d’abord et avant tout renutrie par des perfusions. Du coup il y avait un mieux assez sensible. Lorsque j’avais été la voir la dernière fois elle m’avait un peu parlé, des bribes de passé plus anciens étaient remontées, j’avais senti une certaine présence plus que bien d’autres fois, il me semblait qu’elle parlait vraiment avec moi et pas dans le vide. Je m’étais dit « Il peut y avoir des mieux dans cette maladie ». Je n’étais pas repassé la voir à la maison depuis son retour me disant « elle est mieux, finalement elle se remet, rien ne presse ». Mais si cela pressait car voilà, maintenant c’est fini. Il me semble qu’il m’a manqué de bien lui dire « au revoir », enfin au revoir, non bien sûr il n’y a pas de revoir.

C’est mieux évidemment que ça ce soit fini ainsi. Sans trop s’éterniser. Sans aller jusqu’aux atteintes les plus extrêmes de la maladie d’Alzheimer. N’empêche, c’est fini !

L’après-midi je vais la voir. Elle est allongée sur le lit dans la chambre. Ses traits sont paisibles, plutôt sereins, sa maigreur extrême saute moins au yeux, loin de ce masque tendu, contracté, qu’elle arborait le plus souvent ou alors de ce sourire plaqué, quasi réflexe, pire peut-être par ce qu’il portait d’absence. C’est elle et ce n’est plus elle. Aussi diminuée fut-elle il y avait le souffle. Il n’y a plus de souffle. Il y a cette immobilité absolue que rien ne trouble. Nous la regardons longuement Papa et moi.

La thanatopractrice arrive. Oui, je crois que c’est comme ça qu’on dit ! C’est une jolie jeune femme brune, menue, vive, décidée. Elle tient une petite valisette métallique dans laquelle on imagine un matériel vaguement effrayant. Elle discute un moment avec Papa, l’aide à choisir les vêtements puis nous invite gentiment mais fermement à sortir, referme la porte derrière elle. Je suis un peu sidéré que l’on puisse choisir ce genre de profession. Evidemment un sinistre croque mort dans son costume sombre, ça ne m’aurait pas fait le même effet, je ne me serais même pas posé la question, je me serais dit : il en faut pour faire ce genre de boulot, c’est tout… Mais là, cette toute jeune et belle femme qui paraît si à l’aise, qui fait cela avec tant de naturel et de simplicité, c’est troublant, l’esprit navigue…

Elle a fini son travail. Maman est presque belle avec sa jupe, son joli corsage de soie, elle est bien peignée, les joues sans doute un peu ravivées…

Après je ne me souviens plus. Dans quel ordre, à quel moment ce sont passées les choses ? Je pourrais demander à mon père, à ma femme, sans doute grâce à leurs témoignages je reconstituerai, mais je n’ai pas envie de le faire. Je préfère rester avec cette absence. Elle doit avoir son sens. Les gens des pompes funèbres sont venus, l’ont emmené, c’est sûr, il y a eu le lendemain, le surlendemain je ne sais plus, une petite cérémonie dans une chambre mortuaire mais où, non pas une cérémonie d’ailleurs, juste quelques personnes venues saluer la dépouille et manifester leur sympathie à mon père, et puis il y a eu la fermeture du cercueil. Je ne vois plus l’image du lieu, le cadre tout autour est perdu, juste il me semble, je vois ce vieil homme digne qui maîtrise et se maîtrise et qui se penche vers le cercueil, et ce dernier regard qu’il jette à cette part de sa vie au moment où le couvercle va se refermer, ça je m’en souviens, et cette intense émotion qui passe bien qu’il n’y ait nulle larme, nul gémissement. Oui la trace d’un amour, par delà toutes ces années où ils semblaient si laborieusement se supporter, par delà les mauvaises humeurs permanentes et le caractère si difficile de ma mère, bien, bien avant qu’elle ne soit malade, signe de quelle souffrance cachée…

Les images de l’enterrement par contre elles me reviennent sans peine. Ce sont des images plutôt douces, plutôt paisibles, presque heureuses. Nous sommes partis tous les quatre Papa, ma sœur, Constance et moi par le premier TGV du matin. Il faisait nuit noire encore, le temps était épouvantable, je vois encore les traits de pluie striant les vitres du wagon tandis que se levait une aube incertaine. Nous sommes ensemble pour ce voyage. Il règne une grande tendresse, une grande douceur entre nous. Á ce moment là nous sommes une famille, même avec ma sœur dont je suis si distant pourtant. Après Lyon le temps se lève, les nuages se déchirent peu à peu, le ciel se fait de plus en plus clair. Arrivé au cimetière il fait franchement beau et plutôt doux pour la saison. C’est un beau cimetière, il ménage de jolies vues sur les montagnes, la Tournette au loin s’est déjà parée vers son sommet de ses premières neiges. Nous patientons un peu pour attendre le fourgon qui par la route a pris un peu de retard. Il y a très peu de monde, nous sommes une famille réduite, quelques cousins âgés, le mari de la grande amie de jeunesse de ma mère… Il n’y a aucune présence religieuse, elle n’en aurait pas voulu. On a préparé un texte que je vais lire devant le caveau ouvert. Je le lis bien. Je m’en sens pénétré. Deux personnes après sont venues me dire que ma lecture était intense et belle. J’en ressens un certain plaisir, oui, un certain plaisir. Comme c’est étrange. Maman est là, dans ce caveau qui s’est refermé à jamais et ce que je ressens moi c’est, sur ce fond de tristesse et de mélancolie, une petite mais bien réelle satisfaction d’amour propre. Ou va-t-il se nicher, l’amour propre ! Je m’en sens un peu honteux, il y a là comme une indécence.

Nous rejoignons ensuite à petits pas en traversant les vieux quartiers la maison de nos cousins où nous déjeunons. Après le repas en attendant notre train nous allons nous promener tous les quatre au bord du lac. Il fait un temps magnifique maintenant dans la lumière déclinante du soir. Nous traversons le jardin public, franchissons le Pont des Amours sur le canal, nous longeons le lac par la promenade du Paquier, voici les pontons des loueurs désertés à cette saison, c’est là où l’été, il y a bien des années, lorsque nous venions en vacances chez les grands parents d’Annecy, nous allions prendre la barque d’où ensuite nous allions plonger et nager, les souvenirs remontent, des souvenirs ensoleillés qui éloignent les autres. Nous sommes tristes et nous sommes bien…