Chaque jour, et en plus de la récré, vers 10h et vers 15h, il fallait passer à la cérémonie du lait. Nous ‎nous déplacions en rangs d’oignons, selon un rituel hiérarchique très précis que ces messieurs avaient ‎dû mettre des heures à peaufiner sinon des jours, prendre notre petite bouteille de lait ‎gouvernementale ; et nous la buvions consciencieusement sous l’œil sévère du chef de lait, un des ‎instituteurs à tour de rôle.‎

Pas question de gâcher la marchandise.‎

Mes premiers bourdonnements politiques datent de cette époque. En y réfléchissant bien, je n’ai jamais ‎bien su si mes parents étaient de gauche ou de droite. Je les avais longtemps placés à gauche ; cette ‎année du lait j’avais remarqué qu’ils étaient de grands admirateurs de Pierre Mendès-France, mais ils ‎n’aimaient pas trop son ministre de l’Intérieur.‎

J’ai déchanté beaucoup plus tard, comme une sorte de trahison totale, ils m’ont lâché au moment où je ‎les croyais de tout cœur avec moi alors que non, et jamais. Mais dans l’ordre, les histoires, s’il te plaît.‎

Je ne prétends pas que ce soit un souvenir, mais une reconstitution en costumes d’époque, ‎évidemment. Mais l’enfant se souvient de la tension qui régnait quand débarquait à la maison un oncle ‎militaire ou une tante associative. Le schéma était conforme, le militaire antisémite et l’association ‎communiste, le mot d’ailleurs sonnait à mes oreilles comme une vague menace comme ils le prononçaient. J'aurais dû déjà me méfier.‎

La guerre se finissait en Indochine et commençait en Algérie. Chacun peut faire le malin aujourd’hui ‎et dire qu’elle n’était pas prête de finir là-bas, et dire aussi qu’elle avait commencé depuis longtemps ‎en face de la Méditerranée. Chacun peut récrire l'histoire à sa façon, quand elle est dite.

Je vous écris de ce temps là où l’avenir n’était point su et où le passé restait à ‎découvrir. En Algérie, la guerre n’avait jamais cessé depuis cent cinquante ans que les français y ‎étaient et faisaient semblant de rien, mais qui l’aurait dit alors ?‎

Justement, mon père le disait. Je me souviens qu’il le disait et que personne n’écoutait. Alors il ne disait rien, mon ‎père Concordance. ‎ Un répit de quelques mois s'était installé par la grâce d’un président du conseil avisé, et chacun buvait du lait, petit lait à ‎domicile, lait stérilisé à l’école.‎

Je ne connaissais pas le goût du lait stérilisé, ce caramel qui remontait en fin de gorgée, un arrière goût ‎qui régalait mes papilles. Tu penses bien que je n’aurais jamais eu l’idée d’évoquer la rétro-olfaction, ‎vas donc expliquer le phénomène à un môme. L’important est de se régaler, non ? Lors du cérémonial, ‎aucun instituteur n’avait à se soucier de moi, j’en aurais plutôt redemandé quand d’autres rechignaient.‎

Il paraît qu’on a reproché à Mendès d’avoir eu cette idée de débit de lait juste pour se remplir les ‎poches ; l’antisémitisme rampant bien de chez nous n’avait pas dit son dernier mot. Ce dont je suis ‎certain, au moins aujourd’hui que l’histoire se fait et se relit, c’est l’abbé Pierre et ses premières ‎colères. Alors du lait pour tous à l’école, du lait de la République, était forcément une bonne idée et ‎nombreux furent ceux qui eurent dans l’estomac de quoi pouvoir étudier jour après jour cette année là, ‎qu’ils n’auraient pas eu.‎

Aujourd’hui il en est qui découvrent extasiés les mérites de la cantine gratuite le temps d’une élection.‎

Les incidents d’Algérie allaient devenir une guerre pour de vrai, pour de sale, et pour longtemps, ‎l’Indochine allait tomber dans le grand jeu des personnes interposées, l’USA contre l’Ourse avec un ‎zeste de porcelaine, et Mendès allait disparaître avec son savoir faire dépourvu de faire savoir, sur un ‎claquement de doigts de quelque spadassin. On ne le reverra plus.‎

Je commençais déjà à chercher ma place dans ce brouillamini, en écoutant sans rien dire, comme ‎toujours.‎

1955. FIN.