Quand cela a t-il commencé ? Probablement en même temps que ma conscience apparaissait. Certainement de façon progressive, car je ne saurais retrouver un évènement particulier, ni le dater. Ce sont plutôt des impressions, des flashes, des éclairs stroboscopiques. Et beaucoup de zones d'ombre.
De ma petite enfance je n'ai que peu de souvenirs. Un peu comme si certains éléments en avaient été gommés. Le résultat me donne un tableau aux éléments épars, que je ne relie ni entre eux, ni au temps.
Je vais rarement sonder dans ces années là. Elles sont nimbées de brouillard (ou de coton protecteur ?). Qu'est-ce qui est souvenir ? Qu'est-ce qui est interprétation tardive par une pensée adulte ? Indiscernable.
Il n'y a pas de continuité. Juste des images. Leur sens ne m'est donné que par une pensée de type psychanalytique : un détail, un fragment, des associations d'idées. Laisser remonter ce qui le veut bien. Ce que la censure de l'inconscient oublie de filtrer.
(je respire un grand coup)
Pas facile de replonger dans "ça".
Terrorisé. C'est le mot qui me vient en premier. Cris, hurlements, pleurs, colère. Dans le désordre, mais en même temps.
(merde, j'éclate en sanglots en écrivant ces quelques mots, sans même savoir pourquoi. A chaque fois que j'ai tenté de regarder dans cette boite à souvenirs c'est la même chose... Mais qu'est-ce qu'il y a là dedans ???)
Mon pe...
(bloup...)
Mon petit frère. Il hurle, il pleure. De desespoir. De terreur.
Mon père. Il hurle. De colère. C'est un monstre qui crie. C'est un ogre. Il tape sur mon petit frère. Il va le massacrer. Il va le tuer.
Je vois mon petit frère desespéré. Son regard éperdu qui ne comprend rien. Personne ne lui viendra en aide et il le sait. Atroce. Mon père, insensible, qui crie. Il tape encore. Encore. Encore. Il ne s'arrêtera donc jamais ?
Moi non plus je ne comprends rien, sauf que c'est injuste et démesuré. Mais je ne dis rien. Que dire ? mon père est le chef de toute cette maisonnée. Mon père c'est dieu tout puissant. Mon petit frère se fait massacrer et je n'ai rien à dire. C'est comme ça.
J'ai appris à obéir à coup de carottes froides. Je ne m'opposerai pas à l'ogre. De fait je deviens complice.
Où est ma mère ? Pas loin, mais elle ne s'interpose pas. Dans une autre pièce peut-être. Elle a fui. Complice elle aussi. Effrayée elle aussi.
Cette scène, c'est ma mémoire d'adulte qui l'a reconstituée avec des fragments. Elle est un assemblage de ce qui a eu lieu plusieurs fois, parfois accompagné d'une mise au placard, dans le noir, de mon petit frère. Et moi j'étais de l'autre côté, à la lumière, libre.
Je ne sais pas combien de fois ça s'est passé, mais bien trop souvent.
J'ai su à quel point ça m'avait marqué en profondeur lorsque j'ai senti gicler cette émotion inattendue devant ma psy. Mes mots se sont soudainement étranglés dans ma gorge. Je n'ai pu poursuivre que péniblement, en hoquetant et reniflant. Auparavant ma mémoire avait fait son tri efficacement et rendu la chose présentable. Oh, je savais bien qu'il y avait eu ces cris et ces fessées, mais ça m'avait semblé normal. Après tout, c'était simplement une éducation un peu musclée. Et puis chez nos voisins c'était pire : il y avait le martinet ! Et le placard noir très souvent. On avait de la chance, chez nous...
Objectivement ce n'était peut-être pas très grave (?), mais moi, avec la subjectivité de ce que j'étais, je l'ai absorbé tout entier. Comme une éponge. Cela m'a imprégné d'une certaine vision du monde et a conditionné mon regard sur le masculin autant que mes rapports à l'affectif. Même si j'ai presque tout occulté. Ou peut-être à cause de ça.
En même temps il y avait une enfance paisible, dans de bonnes conditions affectives et matérielles. Je jouais avec mon petit frère presque jumeau, notre mère était très attentive et aimante. Même mon père, lorsqu'il allait bien, le dimanche, était gentil avec nous. C'était bon... À saisir comme un plaisir fugace. La menace d'une soudaine colère planait toujours. Un pas de travers et tout pouvait basculer.
En fait tout allait bien tant que rien n'irritait mon père. Mais un rien l'irritait... Malheureusement mon petit frère faisait beaucoup de bêtises. Celles d'un enfant de trois ou quatre ans. Il était juste un peu plus maladroit que moi, c'est tout. Et surtout très distrait...
Moi j'étais un enfant sage. Sans problème. Ce n'est pas moi qui recevais les coups. Pas encore... Mais peut-être est-ce plus impressionnant de voir la douleur, que de la ressentir ?
Comment ressentais-je vraiment les choses à ce moment là ? Un rare souvenir linéaire me reste, une nouvelle fois porté par cette géniale caméra super 8. On me voit avec mon petit frère, poussant notre jeune soeur dans son "baby trott" (support de marche, sur roulettes, pour les premiers pas des enfants). Allers et retours rieurs dans la diagonale du séjour lumineux. Nous avons l'air heureux sur ces images. C'est mon père qui nous filme, amusé par ces premiers jeux à trois.
Où est la vérité ? Dans les bribes éparses de mes souvenirs occultés ou dans ce témoignage indubitable d'une joie de vivre ? Incontestablement dans les deux. Et dans tout ce qui manque, probablement à jamais inaccessible.
Quand je lis les ricochets des autres, la précision et l'abondance des détails, je me demande ce que j'ai fait de mes souvenirs du quotidien de ces années-là. Ont-ils été mangés avec tout ce que j'ai voulu oublier ?
7 réactions
1 De Ame - 10/03/2007, 21:43
ça me fait mal de te voir douter de ces souvenirs enfouis...Les ricochets des autres, les détails précis...c'est juste pour nous rappeller qu'on est tous différents...Heureusement.
2 De samantdi - 10/03/2007, 23:04
Les souvenirs se présentent, me semble-t-il, quand on les réactive ... Ceci dit, nombre des sensations dont je me souviens échappent à toute cohérence, sont des bribes.
La terreur éprouvée face à la colère de ton père a existé, cela ne veut pas dire qu'elle corresponde à une réalité objective et univoque.
Je me souviens par exemple d'un moment de terreur éprouvée alors que j'étais dans ma chambre, je ressentais la présence des adultes dans la pièce à côté comme une menace "absolue".
Je me demande si cela n'était pas lié à une lecture qu'on aurait pu me faire du conte du Petit Poucet quand l'ogre égorge ses propres filles.
L'ogre, c'est un adulte capable de nous tuer, peut-être la part obscure de nos parents, celle qui souhaite sincèrement, au moins quelques secondes, "nous balancer par la fenêtre"...
3 De Pierre - 11/03/2007, 13:17
Ame, j'aime beaucoup lire ces différences entre nous, et ce que chacun choisit de raconter comme souvenirs. Il y a les rieurs... et les plus endoloris. C'est vraiment intéressant cette démarche commune.
Tu as raison Samantdi, tant qu'on ne regarde pas dans les souvenirs on n'y voit pas grand chose. Et puis si on commence à tirer un fil... la pelote se dévide. C'est peut-être ça qui fait un peu peur : que va t-il en sortir ?
Les terreurs sont bien évidemment subjectives (finalement mon père n'a pas bouffé mon "petit" frère, qui mesure 1,90 m et dépasse les 100 kg, hé hé...). L'imaginaire enfantin est sans limites, et le pire qu'il peut imaginer "dévore" ses pensées, sa capacité de raisonnement et libère ses fantasmes les plus obscurs (peur de la mort). Là est la très grande vulnérabilité de l'enfant.
L'adulte oublie cette démesure qui existe chez l'enfant. Et moi, comme mon père, j'ai aussi fait de grosses gaffes avec mes enfants, qui s'amusent à m'en parler maintenant que je ne suis plus le même, et qu'ils ont grandi.
Merci pour vos commentaires au grand garçon que je suis maintenant ;o)
4 De luciole - 12/03/2007, 09:43
J'ai reconnu beaucoup de sensations à te lire, je suis aussi la fille d'un ogre et j'ai eu aussi cette position de témoin mais comme je remonte le temps ce ricochet viendra plus tard.
5 De Pierre - 13/03/2007, 18:44
Luciole, je lirai avec intérêt ton histoire d'ogre...
Le fait d'être témoin ne m'avais jamais parcouru l'esprit avant que je ne voie un jour à la télé une histoire similaire : on avait beaucoup porté attention à une situation de maltraitance, oubliant complètement le traumatisme vécu par la soeur de l'enfant maltraitée, là aussi témoin impuissant.
6 De cassymary - 15/04/2007, 16:12
mon père frappe, frappe, et moi je ne dis rien. Mais ou est ma mère.
J'écrirai sans doute les mêmes mots, dans un de mes ricochets, et les tiens me renvoient à certaines images.....
7 De lo - 23/08/2007, 23:23
j'ai 2 enfants, il y a quelque temps je ne pouvais plus mettre un pied au travail, j'avais peur de faire du mal à mes enfants jusqu'a cette nuit ou j'ai ressentie les coups repétés de mon père et ou je suis contente s'est que la peur que j'avais est presque partie au bout de presque 1 an ou je ne pouvais dormir en me disant que je pourrais mourrir avec mes enfants, je crois que malgré ce qui m'a fait c'est grâce à lui que je me rélève et que je veux vivre