Je n’ai guère d’hésitation pour choisir l’événement de ma vie qui constituera le ricochet 2003.

En 2003 je me suis risqué dans un monde nouveau. Timidement d’abord j’ai ouvert les portes, j’ai ouvert les fenêtres, j’ai débarqué sur internet, j’ai commencé à écrire en ligne. Sans imaginer du tout la constance que j’y mettrais, le temps que j’y consacrerai, la part que cela prendrait dans ma vie. Sans que je le sache c’était l’amorce d’une révolution. Oh une petite révolution juste à l’échelle de moi-même mais une révolution tout de même…

Cela faisait un moment que je tournais autour du pot. Amateur de longue date de textes autobiographiques ou de journaux personnels, pratiquant épisodique à différents moments de ma vie de l’écriture d’un journal intime j’ai été fasciné par ce phénomène assez étrange et à priori inattendu. Des gens passaient soudain de l’écriture discrète, voire secrète, des cahiers personnels camouflés au fond des armoires à des mots jetés au loin sur un espace complètement ouvert où n’importe qui pourrait venir les lire. Ecrivant jusque là sans lecteurs, n’ayant jamais, sinon dans la toute prime jeunesse envisagé d’en devenir écrivain, j’ai vu avec internet la possibilité que mes mots tombent quelquepart, qu’ils touchent peut-être ici ou là une oreille, qu’ils soient entendus, appréciés. Ça changeait tout. L’activité solitaire, uniquement tournée vers soi soudain, si peu que ce fut, se tournait vers les autres.

J’ai très vite su que j’allais y aller. Mais j’ai mis beaucoup de temps à franchir le pas. D’abord il fallait apprendre à faire un site : à l’époque il n’y avait pas de plate-forme de blogs clés en main, qui permettent en quelques clics d’ouvrir son espace d’écriture. Je me suis procuré un logiciel, j’ai appris à l’utiliser en total autodidacte. J’ai conçu mon espace, construit laborieusement mes pages chez moi. Je me suis fixé d’être prêt pour démarrer ma mise en ligne en janvier 2003.

J’avais envie de continuer en ligne le journal que j’écrivais depuis un certain temps, je voulais continuer dans le même esprit, avec le même type de contenu en conservant la part intime que j’y mettais. J’envisageais seulement d’introduire des pseudonymes et de supprimer des références factuelles trop précises afin de préserver l’anonymat. Et je voulais voir si au-delà de ces modifications mineures d’autres changements allaient intervenir, non prévu au départ, sous l’effet de la mise en ligne. Cela avait quelquechose d’abord d’une expérience.

Le 1° janvier j’ai débuté « Les échos de Valclair », j’ai écrit ma première entrée : « Commencements ». Tout était prêt mais pendant quelques jours ces pages sont restées au fond de mon ordinateur. Encore me fallait-il activer la liaison ftp pour aller les mettre sur le serveur distant et les rendre accessible de l’extérieur. Dernières résistances, dernières tergiversations ! Enfin le 20 janvier c’est le clic décisif. Ça y est. J’ai fait le pas. Je suis en ligne ! C’est magique ! Un peu terrifiant. Presque irréel encore dans mon esprit. Le lendemain, du bureau, je vais me connecter, je sais bien naturellement que je vais accéder à ma page mais de la voir d’ici, sur cet autre écran à usage habituellement exclusivement professionnel et pas sur celui sur lequel j’ai tapé les mots à l’origine, ça me fait un drôle d’effet, ça me confirme sans aucune ambiguïté que je suis bien en ligne. Je me lis comme pourrait me lire mon collègue de bureau (à la seule idée de cette possibilité j’ai les cheveux qui se dressent d’horreur sur ma tête !), ou mon voisin arrivé là par hasard ou n’importe qui depuis le bout du monde. Les yeux presque me brûlent à regarder cet écran, ces mots, moi-même…

Oh bien sûr tout ça est infiniment discret. Nul lien nulle part pour mener chez moi. On ne peut y arriver que par pur hasard. J’aime assez l’idée de cette page flottant dans l’immensité un peu comme le serait un texte dans une bouteille jetée à la mer. Un texte sans destinataire mais que peut-être quelqu'un trouvera. C’est un entre-deux que je m’accorde, un sas supplémentaire car bien entendu je n’ai pas l’intention de rester dans ce no man’s land.

Quitte à jouer le jeu de la mise en ligne il faut le jouer complètement, entrer dans le cercle. Je m’inscris donc à la « Communauté des écrits virtuels » début février, j’y annoncerai chaque fois mes mises à jours, des diaristes confirmés, ceux que je lis viendront voir sans doute par curiosité au départ ce que raconte ce petit nouveau, certains peut-être seront accrochés, auront envie de revenir.

Dans ces temps préhistoriques il n’y a pas possibilité de laisser des commentaires sur les entrées. La communication ne se fait que par mail. Courant mars, voilà, premier mail, quelqu'un m’écrit. J’en suis tout chose ! Le lecteur, sous réserve qu’il ait existé, restait jusque là une entité générale, abstraite. Là il s’incarne en une personne précise qui prend même la peine de venir s’adresser à moi. Je reste un moment en arrêt comme lorsque recevant une lettre très attendue où qu’on pressent importante, on se donne le temps de la humer, de tourner et retourner l’enveloppe entre ses doigts avant de l’ouvrir. Je clique enfin non sans une certaine crainte : et si l’on venait pour me faire une remarque désobligeante ou si, peur totalement irrationnelle, quelqu'un d’emblée m’avait reconnu ! Mais c’est une lettre très gentille, une lettre d’encouragement. Quelqu'un qui me dit qu’elle découvre mes mots, qu’elle les aime bien, qui m’indique qu’elle va lire mon journal en ligne depuis son début, qui m’invite à continuer… Je réponds bien sûr, s’engage une correspondance, la première du genre, c’est ma toute première cyber relation, une cyber amie d’au delà de la « flaque », comme ils disent et que je n’ai jamais rencontrée. D’ailleurs je n’imagine pas du tout encore que je rencontrerai « pour de vrai » des personnes avec qui j’échange sur internet. J’ai même tendance à exclure à priori cette possibilité, je postule qu’il ne s’agit que d’un petit jardin secret de mots, qu’il n’est pas question de mêler la vie à ça. Je suis dans une logique de séparation radicale. Il y a le virtuel et le réel. Il y a la vie sur le web et la vie sur terre. Les deux ne communiquent pas, ne doivent pas communiquer. Du moins c’est ce que je me dis. Mais qu’en est-il au fond ? Est-ce que ce qui à l’œuvre, est-ce que l’envie, la motivation profonde, que je me cache encore à moi-même ce n’est pas justement que tout ça ne soit pas que des mots, que ce soit un nouvel espace relationnel, que ce soit des rencontres, des visages, des peaux, bref que ce soit de la vraie vie vivante…