‎ ‎1954 est l’année où j’ai découvert la musique. 1954 est l’année où j’ai découvert mon père.‎

Ne fais pas de contresens, mon père a toujours été là, perdu dans ses rêves et ses pensées, à nous ‎regarder de cet air incrédule qui ne l’a jamais quitté, jamais trop proche jamais bien loin, et souriant de ‎nous voir nous débattre avec nous-mêmes en inventant des solutions auxquelles il n’aurait pas songé. Il ‎a dû élever la voix trois fois dans sa vie et je ne oublie pas ces trois colères là. Concordance avait la ‎colère tranquille et dévastatrice, rare et impitoyable.‎

C’est faux, il n’avait pas élevé la voix, simplement elle devenait sèche sans changer de ton et ‎coupante sans pierre à aiguiser, et soudain tout devenait calme aux alentours. Les souris rentraient dans ‎leur trou, les oiseaux au nid, plus personne ne pensait il aurait entendu. Même Verbehaud. Je ne suis ‎pas très sûr pour Verbehaud, je sais seulement qu’il fut la seule montagne qu’elle n’a jamais réussi à ‎déplacer, montagne fluette et discrète, inamovible dans son sourire d’ange de Reims. Ils avaient un ‎moulage de la tête de l’ange de Reims à la maison, au dessus de l’armoire de la chambre des enfants, et ‎le sourire de plâtre a accompagné tout mon apprentissage. Mon père qui ne ressemblait en rien à cet ‎ange a, mentalement, le même sourire bienveillant, attentif, inexpugnable.‎

Mentalement ? Il faudrait dire spirituel.‎

Un énorme poste de TSF trônait dans la salle à manger. De ce genre de salle à manger où il ne ‎fallait jamais aller pour ne pas salir, la cuisine était assez grande pour les repas familiaux et au lit les ‎enfants. Ai-je besoin de révéler que nous ne connaissions pas la télévision et qu’il fallait vite dormir, ‎inspection dans 30 minutes. Une fois le silence obtenu à l’étage, mes parents se retrouvaient pour une ‎ou deux heures ensemble dans la fameuse salle à manger, et ils écoutaient la TSF. Paris-Inter. Il y avait ‎régulièrement des concerts, pas tous les soirs mais assez fréquents pour que j’aie gardé cette image de ‎papa et maman assis près de la table dans leurs fauteuils Louis XVI, ceux où les pieds font des virages, ‎on dit Louis XV pour les autres, qui d’ailleurs étaient des chaises.‎

Maman tricotait et papa lisait le journal, et la radio mélodiait ou pérorait. Tableau très convenu je ‎n’y peux rien je ne vais pas inventer ce qui ne fut pas, tableau vrai de vrai. Maman, Verbehaud la ‎suffragette, tenait son rôle avec application et plaisir, elle aimait tricoter en écoutant le monde sortant ‎du mastodonte à l’œil vert. Elle faisait la conversation toute seule en commentant les commentaires, et ‎papa qui n’en perdait pas une miette derrière ses grands papiers écoutait lui aussi le monde, et la ‎musique. Mais plus personne ne parlait, quand c’était musique.‎

Le Figaro, Paris Presse l’intransigeant, et ce journal du soir sans images au titre avec de drôles de ‎lettres dont on me dira plus tard qu’elles étaient gothiques. Son journal préféré, qu’il lisait en dernier et ‎qu’il gardait ensuite en piles gigantesques dont un jour je fis un feu de joie, une de ses trois colères ‎mémorables.‎

Mozart et Borodine.‎

Mozart et Borodine furent les deux premiers compositeurs que j’ai su reconnaître.‎

Tout un cérémonial présidait à l’allumage du poste. Mon père l’avait fait faire entièrement à la ‎main par un électricien de ses amis. Un poste à lampes, avec je ne sais combien d’amplificateurs en ‎cascade, il employait ces mots auxquels je ne comprenais rien, pas plus hier qu’aujourd’hui d’ailleurs. ‎Après l’allumage, je guettais l’apparition de la lueur verte dans l’œil magique, longue à venir. Puis ‎papa tournait lentement le bouton des postes, on entendait des bourdonnements, des couinements, des ‎sifflements, des modulations, et soudain l’œil vert se fermait et une voix sortait parlant français ou ‎javanais.‎

Si rien ne lui convenait, il plaçait le curseur sur le petit rectangle marqué Paris-Inter, et il ‎attendait en baissant le son l’émission suivante qui serait sûrement plus intéressante, d’ailleurs c’était ‎écrit dans la semaine Radiophonique qu’elle le serait, débat, théâtre, concert. Oui, l’ancêtre de ‎Télérama. Je devais alors monter me coucher et n’en saurais pas davantage.‎

Il avait toujours l’air de penser ailleurs, papa. Il avait pourtant repéré que j’avais moi aussi les ‎oreilles qui traînaient partout en pensant ailleurs. C’est ainsi qu’il a commencé à me manipuler. A ‎moitié endormi à l’étage, entendant très loin le concert diffusé à la radio, j’aurais dû ne pas me ‎réveiller ou finir de m'endormir. Pourtant, la petite musique de nuit devenait si précise que je ne pouvais pas y tenir, je me ‎levais, et je descendais jusqu’à l’avant dernière marche de l’escalier pour vérifier et surtout me repaître ‎de la sérénade. Personne ne m’avait vu, et je guettais la coda avant les applaudissements pour remonter ‎en douceur faire semblant de dormir.‎

A chaque fois, mon père était debout devant moi et me disait d’entrer pour mieux entendre sans ‎que j’aie pu voir d’où il sortait, et ce sourire indéfinissable plus Joconde que Reims dans ce cas là. J’ai ‎compris des années plus tard qu’il avait monté le son dès le début du premier mouvement. Et quand ce ‎n’était pas Mozart, c’était les danses polovtsiennes du prince Igor.‎

Nous n’avons jamais eu les mêmes goûts musicaux, mon père et moi. Il commençait à Telemann, ‎et finissait avec son idole absolue, Wagner. Telemann m’ennuie, et Wagner me gonfle. Je ne jure que ‎par Jean-Sébastien, Vivaldi le rouge, Haendel et Haydn, si différents de notes et proches de nom, ‎Mozart, Beethoven, Brahms, bon j’arrête là, vous pouvez tout prendre jusqu’à Stravinsky, ensuite je ‎ralentis mon effort. J’évite Wagner, Bruckner, Mahler, et je renonce à l’école de Vienne. Mes amours ‎du vingtième siècle porteront sur une toute autre musique, et je vous écrirai très longuement sur le sujet ‎le jour où l’envie m’en prendra, les noirs de peau, les tambours des plaines, les bleus des chemins de ‎fer, le béret des boppers, Louis, Prez, Charlie, Duke, Count, Trane, Colossus, Lady Day, Divine, ‎Miles, Ella, and so on, jusqu’à Ayler, Ornette, Cecil.‎

Qui oublier injustement, qui citer qui serait de trop ? Je ne peux vivre sans aucun de ceux là et de ‎leurs collègues, mais c’est papa qui en montant le son quelques soirs de mon enfance m’a ouvert ‎cette voie royale et a donné du sel à ma vie, toute ma vie. Je resterai à mon tour fidèle au poste.‎

‎1954. FIN.