Le problème de robinet.
C’est qu’il me faut un souvenir, pour 1953. Sinon le ricochet sera rond dans l’eau, bulle de savon sans savon, échec et mat. Un souvenir ? Voilà voilà j’arrive.
En 1953 je découvre le mystère féminin. L’absence de robinet là. Ma sœur est née, et nous la contemplons sous toutes ses fossettes, je ne vais pas dire coutures, il n’y a pas de couture qui tienne avec ma sœur, dans tous les sens du terme. En ces temps de pudibonderie galopante, il n’y avait pas de mot prononçable, alors entre garçons nous disions robinet. Mais sans robinet, comment désigner ?
La fratrie est au complet maintenant. Elle était supposée l’être avant la venue de Sœurette, mais il est des désirs sur les corps entre mai et juin qui oublient les programmes, quand le soleil nouveau réchauffe les peaux et les esprits. Mes parents ont accepté le cadeau, ont décidé de l’aimer, et se sont résignés à avoir un quatrième garçon. Ce fut ma sœur. Il y aura pour le restant des siècles des siècles les deux grands et les deux petits, peu importe que je sois le plus petit de tous, je suis un des deux grands, je suis l’aîné, et j’aime les lentilles.
J’ai découvert que l’appartenance à une fratrie était une des structures les plus décisives de l’enfance, en lisant tous ces ricochets tendres ou tenaillés où tous en parlaient mieux les uns que les autres. Qu’ils soient doux ou bruts, ils dépassent le rôle de souvenir d’enfance et deviennent un piédestal nécessaire. Que ce soit la découverte de la concurrence, de la solidarité, de la séduction, de la domination, la fratrie nous enseigne par sa seule existence tout ce qu’on doit savoir de l’existence, justement. Nous nous construisons à la fois avec eux et contre eux, et les haines qui en résultent peuvent devenir aussi définitives que l’amour qu’on leur porte.
Bon, je suis un peu lieu commun, là, non ? Et que vont dire les enfants uniques, structurés pourtant eux aussi, et souvent beaucoup plus attentifs au monde extérieur, le seul à leur portée ?
J’ai découvert aussi, des milliards d’années plus tard, rien de tel que les temps géologiques pour me stratifier, que nous n’avions pas les mêmes parents, mes frères et sœur et moi. Nos différents parents sont bien pour le père Concordance et pour la mère Verbehaud, l’état civil et les têtes de mules en témoignent. Mais aucun de nous n’avons connu la même Verbehaud ni le même Concordance. Les souvenirs que ma fratrie en a, les jugements qu’elle leur porte, les traumatismes qu’elle subit les pauvres chéris et moi aussi d’ailleurs, ne sont pas les mêmes que les miens. Et si parfois un souvenir commun survient, il est ressenti positif par certains et négatif par les autres, et tutti frutti.
Du coup, j’en ai déduit que nous n’avions pas les mêmes frères et sœur. J’ai observé : dans le mille, chacun juge les deux autres autrement que moi, et l’inverse ne me surprendrait pas davantage.
Malgré l’existence inévitable des deux grands et des deux petits, j’ai rapidement noué une relation particulière de connivence et de complicité avec Sœurette : si petite, si fille, si maligne. Nous ne jouions pas ensemble et nos activités étaient inconciliables. Il n’empêche : à la moindre tension dans l’air, j’argumentais pour elle, elle se battait pour moi, elle détournait l’attention, je la cachais. Bien plus tard, nous nous dresserons l’un contre l’autre avec violence, mais ne serait-ce pas toujours la même histoire ? Encore plus tard, nous nous réconcilierons.
A suivre.
2 réactions
1 De samantdi - 28/02/2007, 16:50
Mais oui, maintenant que tu le dis, ça me revient, ce mot de "robinet" pour désigner "le quiqui" ou, plus grossier, dit par les garçons eux-mêmes, en riant un peu gênés, "la quéquette".
A la fois stupéfiante et naturelle, comme allant de soi, à l'époque, cette idée que les garçons ont un robinet.
2 De tompous - 28/03/2007, 21:53
très intéressante cette réflexion sur la fratries, le regard des uns et des autres... Moi j'ai eu la chance d'être à la fois fils unique pendant neuf ans, puis d'avoir un frère