Il y a des jours qui sont comme des semaines. Des mois comme des siècles. Des instants qui s’étirent pour exister à jamais peut-être. Il y a des rencontres exacerbées, des humains à peine croisés qui graveront une mémoire pour toujours. Il y a des amours ébauchées qui sont des unions intenses autant qu’éphémères. Il y a des mots d’amour qui n’ont pas eu le temps de franchir nos lèvres mais qu’on a exprimés par les pores de sa peau, par des regards muets, par des gestes arrêtés, par des balbutiements, par des peurs subites, par un rire partagé.

Il m’avait dit au tout début, alors que je ne savais pas bien encore détecter dans ses yeux malins s’il était sérieux ou rieur « Il vaudrait mieux qu’on ne tombe pas amoureux tous les deux. Tu sais à quel point ça serait catastrophique… »

Quelques semaines après, il y avait parfois l’un de nous pour dire, l’air de ne pas y toucher : « Là, je crois qu’on court à la catastrophe. » Et ça nous faisait rire. Et c’était bon.

Oh oui, on y courait, lui d’abord, moi à sa suite.

De cette année-là, je garde des frémissements d’émotions qui venaient du plus lointain de ma mémoire, la leçon réapprise doucement que mon cœur pouvait battre encore. Juste l’ébauche d’une histoire, une promesse qui se dessinait à traits pastels. Aussi surpris et émerveillés l’un que l’autre de se redécouvrir bouleversés par un être inattendu. Des projets timides, des élans tendres, des mots couverts, des palpitations oubliées. Un émoi plein d’espoir. Un émoi de quelques mois, c’est tout.

De cette année-là, je garde des nuits-gouffres, des spasmes de sanglots infinis que je croyais disparus dans le lointain, la souffrance hurlée dans le vide. Je garde le souvenir d’un étourdissement joyeux fracassé en une seconde. Un crématorium glacé et mon petit bouquet de roses tout seul posé sur une méchante caisse de bois verni. Et des efforts surhumains pour essayer de ne pas penser que cette peau douce qui allait partir en cendres et fumée était mon oreiller tendre quelques jours auparavant.

De cette année-là, je garde un non catégorique et si fragile au désespoir. Enfin, une tentative, de toutes mes forces abimées, de toute mon énergie tremblante rassemblée. Ne pas retomber. Par pitié, ne pas retomber dans ce puits sans fond encore une fois. Une bataille désordonnée, aussi vaillante que j’en étais capable. Certains jours au fond du trou. Des appels silencieux à l’aide. Des rencontres essentielles enfin, réelles ou de papier. Pour ne pas retomber, ne pas chuter si bas une deuxième fois.

De cette année-là, je garde une chanson vieillotte qui nous mettait en joie, l’odeur de la terre et des arbres d’un dimanche mouillé et amoureux. De cette année-là, je garde le terrible rasoir de tout ce qui n’a pas pu être. De cette année-là, je suis ressortie un peu plus fragile, un peu plus forte, un peu plus moi, sans doute, enfin je veux le croire.

De cette année-là, je garde la sensation d’avoir grimpé sans respirer une volée d’escaliers haut perchés. Haletante et hagarde d’avoir reçu le cadeau d’une perception accrue, d’une conscience aiguë de la Vie… sans fin… Je ne me l’explique pas encore, mais j’ai le sentiment indicible d’avoir vécu là, en marchant sur des braises cruelles et en tentant à toute force de les éteindre et peut-être d'en comprendre le sens, ... une des années les plus riches de ma vie.