Septembre 2005, je suis avalisée, tamponnée, titularisée. Ciel ! Fonctionnaire de l’éducation nationale ! Cela me fait tout bizarre. Moi qui, de là où se trouve ma tête, n’ai jamais su où mes pieds étaient. Cette fois c’est sûr, mes pieds sont en France. Des racines y pousseront-elles ? Pourtant. Reposant dans une boîte en fer blanc, ma carte d’identité turque sur laquelle est même mentionnée ma religion, islam, et mon état marital. Je m’en sers l’été. Ma carte sent la crème solaire. Je nage dans les eaux de la mer Egée.

Septembre 2005, je suis nommée dans un lycée professionnel fréquenté presqu’exclusivement par des jeunes issus de l’immigration. J’ai deux classes de baccalauréat professionnel en charge. Avec l’une, tout se passe bien, avec l’autre, je peine, j’ai l’impression de ramer à contre-courant. Septembre 2005, la question rituelle des élèves avec cette prof dont ils ont du mal à prononcer le nom :

« Madame, vous êtes quoi ? » « Comment je suis « quoi », dis-je feignant de ne pas avoir compris. « Vous êtes de quel origine quoi ? » « Je suis française. Comme vous. » Nous sommes en début d’année scolaire, je fais court et ne leur parle pas de la boîte en fer blanc. Je ne suis pas là pour ça.



Novembre 2005, les banlieues brûlent. Au lycée, la tension est palpable, les élèves sont énervés, fatigués. Le concierge du lycée qui ne peut plus sortir les poubelles le soir de peur qu’elles brûlent, les regarde de travers. « Va savoir ce qu’ils ont fait de leur nuit, dit-il ».



Novembre 2055, Bouna, Ziyed, deux enfants morts pour rien. Les amalgames vont bon train : banlieues, violence, immigration. Les incidents se multiplient aussi au sein du lycée. Mes élèves, presque tous nés en France, disent « eux » pour parler des « Français ». Ils orthographient tous très bien la marque « Kärcher ». Pour appeler au calme, mes collègues et moi décidons l’organisation d’une séance d’ECJS- éducation civique juridique et sociale- dans la classe où déjà en temps normal je rame. Les élèves sont goguenards. Ils nous envoient balader. Ils finissent par m’écouter quand je leur parle de ma boîte en fer blanc.

J’ai l’impression que quelque chose est passé. Je ne pensais pas que je serai reconnue comme prof à part entière de la République française par le pouvoir d’une boîte en fer blanc où reposent mes papiers d’une autre terre.