Mon premier souvenir conscient date de cette année-là. Vaillamment entretenu telle une précieuse relique, je ne sais plus vraiment aujourd'hui s'il ne s'agit pas du souvenir de ce souvenir. Quoi qu'il en soit cela se passait dans un avion.

Mon père avait obtenu un poste de chercheur, pour une année, dans une ville proche de New-York. C'est donc là que la jeune famille s'était établie, dans une maison typique des années 60, en bois peint en blanc. Le centre ou mon père travaillait accueillait des chercheurs venus du monde entier. J'avais pour petites copines une japonaise et une allemande de mon âge. Autant dire que nos ébats étaient chastes. Le film de 8 mm me montre en train de jouer avec elles dans un bac à sable, tandis que mon petit frère rampait encore sur la pelouse du jardin.

Mes grands parents étaient venus, probablement pour un court séjour. Il en reste les traces sur quelques croquis de mon grand-père, habile dessinateur.

Je n'ai entendu que peu d'anecdotes sur cette période, hormis une, restée dans les annales. Mes parents avaient décidé d'opter pour un accessoire très en vogue à l'époque, et qu'ils avaient trouvé fort pratique : la laisse pour enfants. Comme pour les toutous, sauf que l'attache ne se faisait pas avec un collier autour du cou, mais dans le dos d'une sorte de harnais ceinturant le buste.

Ce n'est pas parce que j'avais échappé au collier de Médor que j'allais accepter cette insupportable sujétion. Pas question de me laisser tenir en laisse ! Mes parents eurent beau insister, probablement me menacer, il n'y eût rien à faire. Je n'ai jamais accepté de marcher au bout de ce truc. Couché par terre, refusant de me tenir debout, j'ai fait preuve d'une résistance qui a payé. Ils ne pouvaient ni m'obliger à tenir debout, ni me laisser sur place, et je n'ai donc jamais porté cette infâmante laisse.

Il n'en fût pas de même lors d'une autre épreuve de force, qui date à peu près de cette époque. Avant ou après, je ne sais pas. Ma mère m'avait servi des carottes, ce qui n'était pas vraiment à mon goût. J'avais donc dédaigneusement refusé d'ingurgiter l'orange mixture. Mon père était arrivé et, peu enclin à céder un pouce de son autorité, avait voulu me montrer qu'il fallait obéir. Devant mon refus de manger, il me laissa faire, mais ne me donna rien d'autre. Le soir, quelque peu affamé par ce jeûne forcé... on me tendit de nouveau mes carottes. Refusant cet odieux chantage, je résistais encore. Inflexible mon père ne me donna toujours rien. Le lendemain j'eus de nouveau droit aux carottes de la veille. Et... je dois avouer que j'ai fini par céder. Ce jour là j'ai compris qui était le chef.

Ma mère, quoique inquiète et en désaccord, n'avait pas osé contredire mon père. Il n'y avait pas que moi qui apprenais l'autorité paternelle...