Je ne suis pas sûr qu’on dise vrai. Il y a longtemps que je ne suis plus enfant et pourtant tout comme ‎alors je vis de sensations et d’humeurs. Mon cerveau tente maladroitement de les rendre cohérentes et ‎raisonnables, pas tant aux yeux du monde qui s’intéresse assez peu à ma question, mais aux miens. ‎Seul l’écrit permet cette construction. Je suis nul à l’oral, et si je suis bon à l’écrit, puisqu’on me le dit ‎pas seulement mes amis, je le dois à cette infirmité.‎

‎1951 est l’année où j’ai parlé. Coïncidence ou non, l’année qui a fini avec le commencement de ‎l’apprentissage, lire écrire compter, fut celle où l’image des sons s’est raccordée aux sons pensés mais ‎tus. J’avais commencé la lecture sous l’œil sévère de Verbehaud pendant l’été de la seconde ‎disparition, et le chemin de la grande école découvert à l’automne fut celui où le chat me rendit ma ‎langue. Non. Me donna ma langue.‎

En ce temps là, disait celui qui n’existe pas, personne ne songeait à travailler au CP. On travaillait au ‎Cours Préparatoire en toutes lettres, premier lieu d’usine caché derrière les hauts murs et les fenêtres ‎louches d’une école en meulière franciliennes.‎

Il fallut quelques semaines à mes parents pour réaliser. Ils commençaient à s’inquiéter sérieusement de ‎mon silence, d’autant qu’ils m’avaient remarqué oreille fine. Il paraît que je m’exprimais sans la ‎moindre ambiguïté par gestes et onomatopées monosyllabiques, mais rien qu’à me voir la proche ‎famille hochait la tête d’un air faussement rassurant mais n’en pensant pas moins.‎

Ils étaient si habitués à me comprendre, c’était le bon temps, qu’ils ne s’aperçurent pas qu’ils me ‎comprenaient autrement ; Verbehaud et Concordance ne se sont réveillés que sous le coup d’une ‎contre argumentation que je leur ai balancé un jour de mauvaise humeur. Il ne m’ont jamais avoué quel ‎raisonnement les avait ainsi réduits en miettes, j’en déduis que j’avais raison en l’espèce.‎

Tiens dit l’un à l’autre, on dirait qu’il parle. J’invente un peu mais j’aime cette invention là de ce qu’ils ‎ont dû dire. Peut-être avec un sous-entendu que c’était finalement mieux avant et qu’on n’en avait pas ‎fini avec lui, moi.‎

Je parlais la française langue, sujet verbe complément, bon les accords n’étaient pas tout à fait ‎conformes mais est-ce si différent aujourd’hui, vocabulaire varié et syntaxe variable, concordance des ‎temps et verbe haut bien obligé sur le coup. Comme mes cousins de la proche famille pataugeaient ‎encore dans la normalité d’un discours hésitant et embrouillé, mes parents prirent en les voyant un air ‎faussement rassurant en hochant la tête.‎

Vous allez me répondre que ce ne sont que racontars et raconteries. N’oubliez jamais qu’ici personne ‎ne peut sous-estimer racontars sans avoir affaire à moi. Ces raconteries, si je les rapproche de ma vie ‎future qui est ma vie passée, dégagent légèrement l’horizon brumeux. J’apprends sans jamais rien dire, ‎sans même poser de question, je suis le cancre du radiateur qui ne pose jamais de question, puis ‎soudain je retiens, je sais, bon sang mais c’est bien sûr. Attendez, je ne suis pas en train de prétendre ‎au génie, où à quoi que ce soit qui me rendrait supérieur à qui que ce soit. Le soudain je retiens que je ‎viens d’écrire intervient au bout d’un bon mois pour l’évidence, au bout d’un an pour le simple, au ‎bout de dix ans pour le complexe, au bout de cent ans pour la solitude.‎

Le cancre a du temps devant lui pour se chauffer. Il regarde par la fenêtre qui donne sur les arbres du ‎parc du Lycée, des années et des années après la naissance de la parole, pendant que le professeur ‎s’échine sur ce qu’a voulu dire l’auteur, travail bien inutile : l’auteur a dit ce qu’on lit et c’est tout ; à ‎nous d’inventer la vie qui va avec. Le professeur repère le cancre envolé dans les Pyrénées ou le ‎Périgord, il lui demande ce qu’il vient de dire là juste maintenant, a-t-on idée de copier le professeur au ‎lieu de l’écouter ?‎

Le cancre bien sagement répète les quinze dernières phrases inutiles du professeur qui profite de ce ‎temps de répit pour trouver un autre motif de colle. Genre attitude insolente. On ne saura donc jamais ‎ce qu’avait voulu dire Boileau, ou Voltaire, ou Amélie Nothomb.‎

Non, pas Voltaire. Il n’était pas encore né.‎