‎1950 – Les tacots.‎

Nous descendions du Sud-Express à la gare Saint-Jean. Une année d’économies partie dans le prix ‎du voyage, mais mon papa si chiche et pour cause n’aurait pas accepté que nous prissions un autre train ‎que ce prestigieux et flambant neuf train là. Nous sortions sur la place et prenions le taxi bordelais qui ‎nous faisaient bien rire, mon frère et moi, anciens véhicules affublés du nom de tacots, les taxis de ‎Bordeaux étaient plus proches des taxis de la Marne que des magnifiques berlines parisiennes qui ‎étaient au moins des 202, et pourquoi pas des 203. Là ma mémoire flanche, il faudrait que je recherche ‎les années de sortie de ces voitures, et même des tractions là j’en suis sûr. Tandis que Bordeaux tacots, ‎au milieu des trams de guingois.‎

Direction gare Saint-Louis. Je soupçonne qu’elle devait desservir les villes du Médoc et baigner ‎dans son cru, mais elle avait aussi un autorail qui nous emmenait à Lacanau. Les amateurs du coin ‎connaissent par cœur la piste cyclable qui relie Bordeaux à Lacanau aujourd’hui. Elle n’est rien d’autre ‎que l’ancienne voie ferrée de l’autorail poussif de mon enfance.‎

Combien de temps ai-je ainsi médité sur mes chaussures baillant aux corneilles, à trouver un ‎moyen de les empêcher de s’enfuir sans moi, à ne pas se remplir de sable quand je parvenais à les ‎retenir ? Dix minutes ou trois heures ? Ma mère a raconté l’histoire à ma sœur des années plus tard, ‎j’en conclus que ce fut interminable ; mais dix minutes sans moi auraient peut-être été interminables de ‎toutes façons pour Verbehaud. Concordance n’a jamais avoué qu’il a dû lui-même en perdre son ‎impassibilité, je crois bien avoir réussi cet exploit. Comment retrouver un môme de quatre ans et demi ‎dans la forêt des Landes, avec l’océan si proche et si dangereux ?‎

Vous les connaissez, les rouleaux de l’Atlantique du temps d’avant le seurfe, et ces remontées de ‎pressions hydrodynamiques qui s’insinuent dans le sable innocent le rendant instantanément meurtrier. ‎Je ne crois pas avoir présenté cette théorie comme excuse lorsqu’on m’a retrouvé, puisque vous avez ‎deviné que l’histoire finit bien. J’aurais dû, je lui aurais cloué le bec, à Verbehaud.‎

Pourquoi donc, d’ailleurs, l’histoire devrait-elle bien finir ? J’ai peut-être vraiment disparu et ‎c’est un autre qui vous écrit ici pendant que moi je suis devenu le roi de Patagonie, succédant à mon ‎compatriote Antoine de Touneins. Qui pourrait le prouver, qui pourrait prouver le contraire ?‎ ‎ ‘Aliénor me le reproche chaque matin, ou plutôt chaque soir en me voyant rentrer à la grotte de ‎ma journée de chasse à l’Elan : je déteste ne pas être sanglé dans mes vêtements comme un parachutiste ‎avant le saut. Avec mes costumes étriqués, mes écharpes nouées treize fois autour du cou, mes cravates ‎serrées jusqu’à la glotte, mes ceintures transformant mon 48 plus en un 36 moins, tu pourrais un peu ‎mieux t’habiller c’est bien la peine que je me décarcasse, qu’elle me dit ma belle, et elle a raison.‎

Il n’y a que lors de visites de lieux inhospitaliers et mystérieux comme le fond des mines ou les ‎chaînes de montage que j’ai droit aux félicitations du service de sécurité, ne jamais porter de vêtements ‎lâches disent-ils en me donnant en exemple à toute la troupe dissipée des visiteurs des travaux finis.‎ Est-ce que mon histoire de lacets est le premier signe de cette manie, ou sa cause profonde, le fait ‎générateur pour parler l’Expert en version originale ? Vous avez deux heures pour répondre.‎

Moi, je ne sais pas.‎

Ma sœur, elle ignore tout des lacets, ne lui dites rien. C’est notre secret maintenant.‎