En 1963, j'ai deux ans et je ne peux pas marcher. Je suis réduite à l'immobilité, mes jambes écartelées et plâtrées. On dirait une malheureuse grenouille sur le point d'être disséquée. Des années plus tard, mes proches diront leur douleur de me voir ainsi estropiée, dans l'attente interminable de savoir dans quel état je me retrouverais, une fois que le traitement serait terminé.

C'était si triste de te voir ainsi, disait mon papy.
Je pleurais tous les jours, disait ma mère. Il me semblait que c'était ma faute. Je me demandais pourquoi il fallait que tu subisses ça. Quelle poisse... On n'a pas de chance.

Heureusement, la résistance s'organise.
On vient me lire des histoires. Mon papy, les voisines, vieilles dames à chignon blanc et à tablier noir, campagnardes bourrues ou villageoises lectrices du Figaro (plus tard, je reste hypnotisée devant les dames de Faizant, leurs jambes en fil de fer terminées de chaussures). Ma Marraine, âgée de 16 ans, me promène inlassablement dans les chemins environnants avec son énergie et sa bonne humeur communicatives.

C'est elle qui me racontera, une seule fois, longtemps après, qu'un jour, alors qu'elle était loin du village, avec moi tout infirme dans ma poussette, mon père est passé, a arrêté sa voiture et est venu près de nous. Il avait l'air tellement désolé. Il a demandé de mes nouvelles. Il me regardait. Peut-être qu'il m'a même caressé la joue. Il faudrait que je demande d'autres détails à ma Marraine. Mais j'ai peur qu'elle ne s'en souvienne plus. Si elle ne s'en souvenait plus, ce serait comme si je l'avais inventé. Je ne veux pas renoncer à ce souvenir reconstitué.
C'est le seul moment où quelqu'un dit de lui : il s'est intéressé à toi.